D’abord, ça a été ses mains, ce qu’elle a fait soudain avec ses mains, non plus prises dans les gestes vifs de l’enfance, mais des mains comme des pensées qui dessinent à présent des volutes et entrelacs en ombres chinoises sur le mur rose Malabar de leur chambre de la Brie. Elle parle, raconte, plaisante, peu importe mais ses mains dansent sur le mur rose. Les rondeurs nouvelles qu’il aperçoit à la voir sans la regarder dans leur chambre, appelant des gestes nouveaux, durant le ballet de l’habillage et du déshabillage, toute l’histoire qu’elle en fait maintenant, ses gestes des mains où s’est invité un adversaire nouveau, hostile : sa grâce de jeune fille. Ce n’est pas l’expression qu’il emploie alors, non bien sûr, pas d’expression du tout d’ailleurs pour dire, subir sans la comprendre l’aimantation de son regard par les mains de sa sœur ayant quitté l’enfance où il reste pris. Et il a vu aussi s’inscrire dans l’air saturé d’humidité, sur la place du petit village de la Brie, la présence de ce type se pointant dans son Alfa Roméo rouge, sous les yeux renfrognés d’Anis, et la façon dont Li se tait soudain, les yeux plus noirs encore sous la crinière blonde, plus profonds, plus humides fixés sur lui, le type, pas son visage, mais ses mains à lui, ses cuisses à lui, son cou large mangé de cheveux noirs, toute cette présence lourde et inopportune allumant le feu dans le regard d’Anis, décalée dans leur petit groupe, cette présence virile qu’une brume d’eau de toilette musquée préserve derrière lui, bien après qu’il soit parti. Et Li, stupéfaite et mutique plantant son regard noir sur son absence, voutée, tout le poids de son corps déporté sur une jambe, déhanchée, comme en arrêt. Fixée là, éberluée.
odeur de fugue
Et sous l’odeur musquée, on sentait l’homme, l’homme fait, on sentait sa peau et sa sueur, le tout mélangé en un fumet sexué, rude, arrogant, puissant qui me réduisait à rien. Anis sentait la mécanique, il sentait parfois l’huile de moteur et l’essence, Li je ne sais plus, elle sentait bon et parfois autour d’elle la fumée des cigarettes mentholées qu’elle crapotait avec ferveur, avec déjà ce goût de l’interdit qui m’interloquait. Jusqu’où irait-elle ? Quand elle faisait le chat de gouttière à enjamber la garde-fou de notre fenêtre, puis prendre appui sur le des volets du dessous, et les arrêts-de-vent pour se laisser cueillir dans le creux des mains d’Anis, la chambre se remplissait d’une odeur de nuit et d’herbe, l’odeur de ses fugues, que je sens encore dans le jardin les nuits d’été, l’odeur des fugues de Li, fraiche et mystérieuse sur laquelle s’enroulait l’odeur de ma peur, âcre et venimeuse.
Ah l’Alfa Romeo rouge ! et ce splendide ballet des mains « comme des pensées ». Superbe ! Merci Catherine
ben oui, on devrait interdire les Alfa Roméo… ça existe encore?
étonnant, je viens juste de lire un autre texte sur le tiers livre qui s’efforce de décrire le passage de l’enfance à l’âge adulte et voici à nouveau ce motif présenté ici avec ces deux mondes décalés et l’irruption brutale de la virilité. Il y a de l’élégance et de la retenue dans l’implicite, la suggestion dans ces gestes et regard que tu décris qui n’en atténuent pas le caractère tranché mais le renforcent. J’ai le souvenir de certains passages de Barrage contre le Pacifique où passent cette ambiguïté et ce trouble.
Merci beaucoup Marion de ce commentaire généreux, j’aime ce thème, je n’en ai pas fini avec lui…
on bascule d’un personnage à l’autre, si sensible ce ballet des mains et puis après son corps à lui qui rend les yeux plus profonds, plus humides, et à nous aussi
vraiment beaucoup aimé (même si je ne le rattache pas complètement à l’histoire complète dont j’ai un peu oublié le fil… pardonne moi…)
Peu importe, j’ai laissé de sacrées ellipses, moi aussi je perds le fil des histoires et merci de ton passage
Magnifiquement décrit cet éveil, vacillant, timide (« tout le poids de son corps déporté sur une jambe, déhanchée »), mais, justement pour cela, tellement beau !
Trop gentille Helena
« Des mains comme des pensées » ça vous saisit ça… des corps qui se croisent s’observent se toisent dans ce passage d’un âge à un autre. Les vitesses de grandir qui ne sont pas les mêmes. Le corps de l’autre qui s’arrache à la fusion de l’enfance et fascine. Et elle suspendue dans le sillage de l’eau musquée… merci Catherine
Merci Nathalie, ton commentaire est bien beau en lui-même
« des mains comme des pensées qui dessinent à présent »
« un nouvel adversaire, sa grâce hostile »
Tu confères à tes personnages toute leur dignité, ils sont pourtant comme tout un chacun. Une sorte de petit théâtre tendre de la vie ordinaire en Brie se joue qui nous emporte !
je suis impressionnée
les images, les postures si vivantes
où l’on se reconnaît parfois, la densité solaire de ces évocations
ce qui reste du fait, étrangement l’odeur ranime tout
plaie ouverte , la fixité du corps à l’écoute de ce
que trame une fragrance
en négligé de corps