Je regarde LI et autour les rayons de bicyclette de tous les yeux qui se posent sur elle, tout le monde se demande dans la famille d’où vient sa blondeur, et les yeux charbon qui creusent son mystère ; les gens murmurent des choses ravissante tellement jolie elle va faire un malheur déjà elle fait le mien. Je ne la regardais pas avant mais depuis que je sens tous ces yeux qui convergent vers elle je la regarde un peu, c’est vrai qu’elle a changé, elle ne veut plus qu’on partage la même chambre alors je la regarde en douce, son corps s’est tellement transformé, il me fait un peu peur, toutes ces rondeurs qui ont poussé, il faut que je m’habitue, avant elle se promenait en culotte et torse nu et c’est devenu toute une histoire le déshabillage du soir, elle me fiche dehors, ou me tourne le dos regarde pas ! alors forcément je la regarde…
On l’appelait Sif, il paraît que ça vient de moi qui n’arrivait pas à prononcer son nom quand il était bébé, alors Sif. Il m’a bien appelée LI. ça le poursuit Sif, pour l’emmerder, je disais Sif ammoniaqué, il répondait Limite, il m’agaçait à se mêler de tout, on n’avait pas du tout le même âge, alors quoi ! s’il n’avait pas été si encombrant, si on ne me le fichait pas tout le temps dans les pattes accompagne ta sœur Sif, peut-être que je l’aimerais encore. Je l’aimais bien autrefois… On ne se voit plus. Se retrouver c’est retrouver tout le reste, et tout le reste pèse. Même si je ne le vois pas, ça me pèse. Mais le voir et ça brûle. On a perdu l’habitude, ne plus se voir est la nouvelle habitude, elle s’est installée, on ne l’a pas venue venir et maintenant elle nous cloue sur place. Il m’arrive de penser à l’appeler, juste une fugitive seconde et puis non, tout revient, tout revient qui pèse et m’incendie, je repose le téléphone, je me dis plus tard et plus tard, c’est encore plus tard… J’ai perdu Sif et l’habitude de Sif, je ne pense que très rarement à lui, une pensée de plus en plus effacée, son souvenir s’efface, le remords s’efface, je pourrais même douter qu’il a existé. Sauf qu’il est quand même là, comme un fantôme. Parfois il vient dans mes rêves, nous nous parlons comme si nous nous étions vus la veille, nous sommes dans notre chambre dans la maison de la Brie, la chambre « fraises écrasées », on murmure comme nous murmurions autrefois durant des heures, avant que… non, encore avant, dès que je suis devenue pubère, je l’ai vu autrement, juste un petit garçon encombrant, fouineur, très chiant. Mais avant, avant la puberté et tout ça, je lui disais tout, je lui disais par besoin de m’entendre moi-même, me comprendre moi-même. Pas qu’il était mon confident, mais il n’y avait que lui pour savoir se taire, les yeux grands ouverts dans la nuit, il avait l’air d’écouter, je percevais sa respiration et soudain plus rien, il s’était endormi, ses yeux s’étaient refermés dans la nuit, mes paroles n’allaient plus se perdre en lui, elles me revenaient dans la solitude. Il posait souvent des questions idiotes, il ne me comprenait pas, un garçon, et de cinq ans de moins tu parles, qu’est-ce qu’il aurait pu comprendre, ça devait le fasciner ces problèmes de fille, mes débuts sentimentaux, mes désirs de liberté. Jamais on ne parlait de maman, notre seul vrai problème en réalité, mais qu’est-ce qu’on aurait pu en dire, il fallait vivre avec ça, pas le choix. Je la remplaçais comme je pouvais sans envie aucune, c’est ce que Papa voulait, et Sif encore petit, juste éberlué, restait des heures auprès d’elle à essayer de la faire bouger, de la faire rire. Il perdait son temps et j’aurais préféré qu’il m’aide en cuisine, mais ce n’était pas au programme, un garçon tu parles, ça nous aurait pourtant bien aidés tous les deux. Aujourd’hui, mes amis tombent des nues, ah bon, tu as un frère ? Tu n’en parles jamais…
Sif a peut-être changé notre vie, peut-être, il était le seul à passer du temps avec nous, on le retrouvait tous les week-ends et aux petites vacances, les grandes aussi, on l’attendait. Sif a été la fin de l’ennui et du rejet, comme un petit bout d’enfance qu’on nous aurait rendu, on parle souvent de lui avec Pierrot, des grandes balades qu’on faisait à pied, à vélo. On se demande ce qu’il a bien pu devenir, je parie qu’il est devenu prof, c’est ce qu’il voulait, et Pierrot est convaincu qu’il est toubib, on ne sait pas . Quand ils ont mis la maison en vente, il venait de moins en moins, on redoutait la vente et puis tout d’un coup il a débarqué avec des copains de Paris, ils nous ont emmenés au ciné à la ville, le film s’appelait Gatsby le magnifique, on s’était un peu ennuyés, mais la grandeur de l’écran, ces couleurs, c’était quelque chose… C’était la dernière fois. La maison a été vendue, on a cessé d’attendre. Longtemps, on a gardé ses jouets, il s’en séparait peu à peu, il était bien plus grand que nous, il s’en désintéressait, je pense. Mais parfois, il semblait se les arracher. Notre mère nous les confisquait pour les exposer en haut de l’armoire. Faut pas les abîmer, c’est des beaux jouets… on essayait de les planquer, au grenier, dans la grange, dans les clapiers, elle les débusquait toujours, sagouins que vous êtes, vous allez les casser ! Aujourd’hui, les belles voitures, les Lego, le garage, on a fini parles récupérer, on les expose dans des vitrines en souvenir de ce qu’on aurait pu jouer avec…
La nuit dans ma cellule, j’entends Sif hurler, son cri strident de petit garçon, et le regard de Li, dans son visage de pierre, glacé, son regard outré et plein de haine pour moi. Elle était mon ailleurs. Si tout n’avait pas si mal tourné… La nuit dans ma cellule, je refais l’histoire, je les vois partir ensemble, je ne les suis pas, j’apprends l’accident par les rumeurs, je vais la voir, je la console, alors que là… ou alors il n’y a pas eu d’accident, elle finit par comprendre, elle me regarde autrement, Sif rigole à mes blagues comme autrefois, elle sourit, alors que là… je ne sais pas ce qui est pire, le hurlement de Sif, ou ce regard que Li jette sur moi, je ne peux pas les séparer, la nuit dans ma cellule…
Quand ils sont arrivés on a bien ri avec Anis, les parisiens, ils ont bonne mine avec leur panier pour la mère Potier comme si elle savait pas où acheter son café, la mère Potier. N’empêche qu’elle disait en rigolant, c’est pas pour dire mais il est bon leur café. c’est Sif qu’on a connu en premier, parce qu’il jouait avec mes frères, personne ne le faisait, alors Sif, on l’a bien aimé, et puis Li est venue sur la place elle aussi, j’ai bien vu comme la regardait Anis, elle était gentille faut dire, et jolie comme une parisienne j’imagine, avec ce truc qu’on n’aura jamais nous, elle portait des jeans, pas une fille ne portait des jeans par ici, les jeans et les cheveux blonds, c’est terrible, Anis et moi on aurait pu se fréquenter mais j’ai fréquenté le gars du garage, juste parce qu’il m’a demandé, et puis c’était un homme, il m’embarquait dans son Alfa Roméo, on allait faire ça dans les bois… Anis et moi, on était bons amis depuis l’école, on était ceux que tout le village regarde de travers… Ils venaient chez nous Sif et elle, souvent, nous on ne rentrait jamais chez eux, on n’osait pas, je lui prêtais mes livres, elle les lisait à une vitesse !
Ici j’ai lu très vite, il y a un petit changement par rapport aux autres textes, un déséquilibre léger dans les voix que j’ai un peu de mal à individualiser. Parfois aussi, je suis désarçonnée par la langue qui pour une même voix semble naviguer entre plusieurs registres, familier ou soutenu. J’ai sans doute été absorbée le plus par le premier passage qui touche par sa naïveté et par la proximité entre les personnages.
je navigue moi même entre langage familier et soutenu et je suis contente que tu sois critique, ça donne envie de bosser, merci de ça
la structure narrative est si dynamique, tout prend son envol, circuit mi ouvert, où l’événement revient désaltère la mémoire et reprend son envol, texte à moineaux, si vif et le temps progresse… et par dessus les disparitions convoque une telle gaillardise
c’est plein, plein et léger en même temps, cette façon de se délester du terrible c’est vraiment beau
ça parle vif comme une fille