La nuit du samedi au dimanche, elle ne dort pas, tout ce qu’elle voit c’est que tout se déglingue, elle passe sa vie à remettre de l’ordre, ranger, épousseter, aspirer, jeter, payer les factures, remplir les papiers et tout se défait sans cesse, ça la mine. Lundi elle ira à la CAF, au flan parce que sur leur site, pas de rv disponible, aucun, ils le font exprès, aucun sur deux mois, et même par teléphone, ni par rien, et ils répondent toujours à côté des mails, le font exprès, et ce ton péremptoire et définitif : vous n’est plus bénéficiaire. Vivres coupés sans prévenir. Pourquoi ? ils ne disent pas, rien n’a changé, mais non, dégagé, alors la nuit, ça la mine, ses papiers à lui, ses papiers à elle. ce bazar qui renait sans cesse de ses cendres La CAF et la sécu sont en charge des plus fragiles, mais on les a rendus inaccessibles, plus de guichet, pas de RV, une plateforme téléphonique de gens malpolis qui ne peuvent pas accéder au dossier et aboient n’importe quoi en guise de réponse, la nuit elle remue ça, ça sert à rien mais elle remue ça, son impuissance et sa rage, dans un sens et puis l’autre, elle se retourne dans son lit. Qu’arrivera t’il quand je serais morte ? il n’y arrivera pas, j’y arrive à peine, elle se relève, une tisane un comprimé pour dormir, tout se déglingue. Tout se déglingue dans sa vie, tout se déglingue dans le monde, tout se déglingue sur la planète. Et lundi, elle sera tellement abrutie qu’elle va s’énerver et se faire jeter, ou tomber en larmes face à leur air gêné, eux aussi ça les mine.
La nuit de samedi à dimanche, elle pense à sa voisine qu’elle a retrouvée égarée, 86 ans dans le hall de l’immeuble « ils sont où ? ils sont tous partis sans rien me dire ! » elle l’a ramenée chez elle, elle savait plus quel étage ni quelle porte, elle lui a montré, elle savait plus quelle clef, elle a ouvert sa porte, elle lui a demandé si elle reconnaissait chez elle, oui ça c’est le rideau qui était à Valenciennes, elle a rassuré la voisine, mais elle dans son lit elle s’inquiète, la vieille dame désorientée va se perdre dans la rue un jour, elle va laisser une casserole sur le feu. En combien de temps ça peut atteindre le sien, un feu dans l’appartement mitoyen ?
La nuit de samedi à dimanche elle pense qu’il va mourir, et alors, qu’est-ce qu’elle va devenir ? Ses enfants vont vouloir vendre l’appartement, ils vont la mettre dehors ? Sa belle-fille la déteste, plutôt ne pas rendre visite à son père que de la voir. La nuit elle l’engueule, sa belle-fille… Le jour elle le traine dans son fauteuil roulant, il ne se plaint pas, plus la force, il ne mange plus, sa grande carcasse disparait au fil des jours, la nuit elle pense à leur bonheur perdu, et comme il l’a toujours protégée, comme il s’occupait de tout, et maintenant elle n’y comprend rien, la nuit elle se dit qu’elle ne va pas s’en sortir…
La nuit de samedi à dimanche, elle révise dans sa tête le menu du lendemain, est-ce qu’elle a bien pensé à tout. Pas oublié d’aller chercher le pain. Fromage ok, viande en train de mariner ok, herbes fraiches ! elle a oublié les herbes se lever aller noter ou parier qu’elle y pensera demain ? pas sûr mais pas la force de se relever, elle se retourne, mettre la viande au four, éplucher légumes, aller prendre le gâteau chez le pâtissier herbes pain, pâtissier herbes pain, pâtissier herbes pains, espérons que c’est imprimé…
La nuit de samedi à dimanche, elle repense aux épreuves du bac, elle s’est loupée, elle aimerait s’en foutre, d’un côté elle s’en fout, mais eux… elle révise comment annoncer ses mauvais résultats.
La nuit de samedi à dimanche, elle se dit qu’elle devrait dormir parce que demain elle se lève tôt pour prendre la route, il faudra qu’elle soit en forme. Mais l’idée de prendre la route l’empêche de dormir, savoir que trois vies dépendent de sa conduite la mine. Elle se retourne. Il fait trop chaud. La nuit bruisse et l’empêche de dormir. Elle sait qu’elle ne dormira pas ou peut-être juste la dernière heure avant de se lever, ce qui est pire, autant se lever, vérifier les valises, demain, elle conduira plus crispée que jamais, eux dans leur humeur vacancière, elle sous le poids de sa responsabilité.
La nuit de samedi à dimanche, elle ne peut pas dormir parce qu’elle meurt. Elle revoit une dernière fois ses parents, ses enfants, son mari, ses morts et ses vivants, les aimés, les haïs, ses bourreaux, ses victimes, des relents amers de ce qu’elle n’a pas fait, pas su faire aurait dû faire ou ne pas faire lui écrasent sa poitrine, elle sent à peine le baiser de son fils sur son front glacé, puis elle meurt, la fête est finie, elle s’est rongée d’angoisse toute sa vie, et soudain elle se fout de tout, détachée, flottante, ni là ni ailleurs, inatteignable, toute dans l’accomplissement de sa mort, ah ! toutes ces bêtises, bon dieu, toutes ces bêtises qui ont occupé sa vie et ses pensées, toutes ces bêtises éclatent comme des bulles, cette nuit de samedi à dimanche, elle meurt et se fout de tout, juste le temps de se dire c’est l’heure de la libération et puis elle meurt dans un demi-sourire
J’avais écrit un texte inspiré du votre. Je l’ai scratché sans le vouloir. La malchance du personnage m’atteint à mon tour. Mais n’allons pas mourir pour autant. Ecrivons ce que nous avons dans nos cales sur la vie des gens vulnérables que les circonstances accablent et écrasent jour après jour, nuit après nuit, sans pause… Leur rendre un peu de souffle dans la prise en compte de leurs difficultés, témoigner de leur courage et de leur endurance. Chercher la solidarité où elle pousse, dans les interstices entre les regards.
ah ben zut alors, vraiment scratché ? n’allons pas toute suite mourir en effet, oui vulnérables, oui accablés, oui nuit après nuit, oui les interstices, il y en a toujours même s’il faut parfois une loupe!
la nuit est noire, est la somme des soucis, ceux-ci entre les jours courent et grossissent (mais la venue du jour les dégonfle, bien des fois), la nuit est un cauchemar, éveillé. Car le danger est, dans la nuit, de le demeurer. Et enfermé qui plus est. C’est ainsi que la nuit devient noire — ce qu’elle n’est en fait (hors les murs) jamais. Ainsi la nuit privée de sommeil noircit les jours (à gros traits), elle est trop concentrée (elle est du concentré. Les jours eux sont plus divers, oublieux, distraits)…
Pardon, Catherine, de me laisser ainsi aller, tes insomnies rencontrent (ce qui est quelconque et donc heureux) les miennes. Merci pour cette manière noire
très juste ce que tu dis, des jours comme des nuits, la nuit réelle et la nuit de l’esprit (qui nous nuit bien sûr!) bien qu’il y ait des jours nocturnes… Merci!
Quel texte extraordinaire ! Il n’y a pas d’autre mot. Merci, Catherine !
oh , Helena, je suis toute confuse…
Les insomnies unissent nos solitudes et leur dérive, merci Catherine
ah oui, on devait créer des zooms pour insomniaques !
vraiment très réussi , bravo !
Très touchée Catherine par cet effondrement collectif et individuel. J’aime beaucoup la fin de cette femme qui ne dort pas parce qu’elle meurt. Bravo.
Magnifique et terrible « balades » nocturne . Merci Catherine