#été 23 #4 | trois fois vers Grigny

Le train d’avril s’arrache à la grande ville, qui ne s’efface pas vraiment, prise et postée tout du long dans le maillage de la banlieue avoisinante. La voie ferrée longe le fleuve, que l’historien et l’étudiante suivent du regard, comme s’il avait le pouvoir d’adoucir le paysage autant que l’histoire.  A ce moment-là, tout est possible :  puisque l’étudiante sous pression est prête à tout laisser tomber, il a décidé de l’emmener découvrir un espace insolite. A la place de la dissertation sur l’année 1792 dans le cadre de la préparation au concours, elle a rendu un dessin figurant un personnage maigre comme elle avec larme sur la joue près d’un arbre renversé, racines en l’air. Rien ne va plus, il faut empêcher la fuite en avant, créer une diversion qu’elle ne pourra pas refuser. Elle a accepté le deal du déplacement un jour sans cours, soutien un peu étrange venant de l’historien qui s’intéresse à elle mais au point où elle en est, rien à perdre; le fleuve miroite, offrant un faux-air de vacances insouciantes. Il lui parle de ce qui va bientôt surgir, une fois dépassée la vision du lac de Viry-Châtillon. Un arrêt, un peu de marche et la grande Borne enclose dans son triangle géant. Tu verras un grand ensemble utopique, une cité qui se veut idéale, les fresques aux couleurs de la littérature, les ondulations de la dalle immense, les milliers de logements sociaux aux structures inattendues, des façades revêtues de céramiques, un Labyrinthe ouvragé. Tu verras en grand les visages de Rimbaud et de Kafka, des illusions d’optique en guise de paysages, des pigeons géants, les aires de jeux avec le Gulliver de l’Oeuf et le Serpent des Radars en béton. Elle écoute vaguement en suivant l’alternance des berges verdoyantes et des bâtiments qui annoncent les parages de la gare. Il lui demande si elle a vu Le genou de Claire de Rohmer, le film vient de sortir. Elle hausse les épaules : comme si elle avait le temps, avec tout ce qui l’accable. Il lui parle du cinéaste, qui n’a pas encore réalisé l’Ami de mon amie tourné dans une ville-dortoir, une ville dite nouvelle qui vieillira vite. Elle est ailleurs : si elle s’écoutait, elle marcherait bien le long du fleuve, embarquerait à bord du premier bateau venu. Mais on arrive à destination : les mots qui l’entourent se désagrègent et elle ne voit plus que son reflet pris dans la glace du train. Sac au dos, avec ordinateur et carnet, elle y retourne. Bien après. Toute seule. Se souvient du voyage qui se voulait divertissant ou initiatique, selon. L’historien a disparu, elle travaille autour de projets artistiques et culturels avec des classes éloignées de tout et sait par les enseignants à quel point les conditions se sont dégradées ici et là. Les cités aussi. Celle-là en particulier. Elle se rend dans un collège, classé en zone sensible, dite prioritaire. Ce n’est plus le train d’avant qui la transporte, c’est le RER D, celui qui, du nord au sud, est souvent ralenti par incidents techniques, retards, annulations. Elle s’installe à l’étage. Privilège : être assise et prendre un peu de hauteur. Le train et la vie roulent. Au sortir de Paris, la Seine refait son apparition, riante et comme détachée des contingences, imprimant aux paysages traversés une lenteur, une sorte d’insouciance annulée par les stations qui la font disparaitre à coup de bâtisses laides, de hangars rouillés, de béton malade. Le fleuve ressurgit, encore une fois, comme en rémission après une gare de triage puis disparait à l’intérieur, dans les pensées qui le transportent à des années d’intervalle. A la femme au sac à dos, il a été dit que le quartier géant dans lequel elle se rend, bien que réhabilité, peine à sortir de ce dans quoi il a été enfermé : mythe d’une cité idéale qui n’a pas tenu compte de la réalité. Espaces trop grands, dalles désertées, anxiogènes, logements détériorés. Et la charmante mélancolie mise en scène par les concepteurs est devenue l’ombre d’elle-même, tu verras. Le RER D ralentit, s’arrête dans un grincement. Elle descend, se dirige vers le labyrinthe. Il y a quelques jours, il n’y avait aucune raison de repasser par là. Atteinte depuis quelques années par la limite d’âge, elle a levé le pied mais quand même. Elle se rend joyeusement au rendez-vous annuel de la revue désormais dématérialisée : les militants de la pédagogie y rassemblent des articles dans lesquels lettres, histoire, géographie génèrent toutes sortes de pistes dont s’empareront peut-être ceux qui sont sur le terrain. L’assemblée générale a lieu à Ris-Orangis, RER D. Elle embarque à Paris, après avoir vaguement vu passer l’annonce de travaux sur la ligne mais n’y prête pas attention, se mettant juste dans la peau du trajet qui s’annonce. Tant de souvenirs, et les temps du parcours à venir : ceux qui permettent de flotter, de rêver, ou de se préparer aux interventions. Autant que le train du grand réseau, le fleuve la transporte. Il est là, tout du long, près de la voie ferrée, comme ces dauphins qui bondissent contre le flanc du bateau, en phase avec le déplacement. Elle pense : canal, fil conducteur, berges, et pourquoi pas marcher un jour le plus loin possible près de cette eau douce enchâssée entre les rives. Mais l’arrêt est brutal : coupure depuis Juvisy ou Viry pour cause de travaux ou mesures prises par la préfecture, un mélange. Aucun train. On trouve des agents en rouge, des bus de remplacement, la possibilité d’arriver à bon port malgré le détour. Alors le bus. Passagers résignés. En plus du reste, les déviations prolifèrent : travaux de voirie partout. Le bus contourne, hésite, le conducteur peste, un bruit de ferraille accompagne les cahots. Et c’est la traversée de Grigny. D’abord une voiture calcinée sur la chaussée, puis les tours muettes, un centre commercial grillé. Les quartiers se sont embrasés. Les flambées de violence ont laissé des traces blanches et grises : une pellicule de cendres recouvre un parking, les magasins du quotidien sont morts et les restes des voitures ou des véhicules utilitaires sont devenus des ossements blanchis, des sculptures sans vitres dans les nouveaux cimetières de la cité idéale. Tout le monde se tait. Sur le trottoir, le genou de Claire est recouvert par une longue robe noire.    

A propos de Christine Eschenbrenner

Génération 51.Une histoire de domaine perdu, de forteresse encerclée, de terrain sillonné ici comme ailleurs. Beaucoup d'enfants et d'adolescents, des cahiers, des livres, quelques responsabilités. Une guitare, une harpe celtique, le chant. Un grand amour, la vie, la mort et la mer aussi.

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