La grille est rouillée est-ce que c’est nouveau on ne peut plus fermer le jardin y avait-il une clef autrefois il lui semble que oui ou un simple loquet on ne craignait pas les vols, tout paraît plus petit les herbes en folie la plaque à vendre comme une claque à l’entrée, ça fait déjà un an, il espère que ça durera, il veut encore en profiter. La maison n’a rien d’extraordinaire, une briarde trapue à un étage sous son toit festonné de mousse. Plantée là, sur la place et cachant l’église. Il l’avait imaginée avec une clôture en bois séparant le vert du jardin du vert de la campagne, après tout leur père avait annoncé une maison de campagne, il avait aussi montré un plan, mais un plan quand on a neuf ans indique moins les choses que l’imaginaire et donc dans son imagination la maison de campagne était en pleine campagne et sentait le lait. Il a été bien déçu de la rencontrer la première fois en plein milieu du village (le village haut), sur la place dite de l’église qu’elle cache à demi, ce qui la rend facile à situer puisqu’elle est la seule à partager cette place avec l’église , et c’est ce qu’on disait toujours aux visiteurs « c’est la maison sur la place » mais dans son imaginaire, au milieu des champs, entourée d’une jolie clôture en bois, en réalité une grille avec ses pointes rouillées dirigées vers le ciel et une allée qui coupe le jardin planté de vieux poiriers en deux, les poiriers lui ont plu, mais aux premières poires dures comme des cailloux, tordues et véreuses il est revenu de son enthousiasme, même cuites elles sont immangeables. Un jour, sa mère a planté des gerbes d’or près du petit perron, trois hautes marches de pierres, une rambarde comme une nouille en fer, et cette unique réussite après maints échecs foisonne encore en touffes énormes que ses nuits transmuent en mimosas, parce que la maison part dans le sud avec la mer à deux pas. Dans ses nuits la maison se tord, elle s’invente des pièces, des coursives, des terrasses et des cachettes, une piscine sur le toit même des fois, mais c’est bien elle, dans ses nuits la maison lui appartient il s’y installe va voir Titi et Pierrot qui portent la barbe et des marmots, ils sont encore amis, il écrit ici il a une machine à écrire grise Olivetti. Tout est en paix.
La découverte de la maison a donc été assez décevante, son crépi est d’ailleurs de plus en plus sale et écaillé, et puis il y a pris goût, et même à ce parfum de champignonnière quand on arrive. Leur chambre (des enfants) est au premier, le rampant est peint en rose malabar, aux échecs de plantation de sa mère répondent les échecs de bricolage de son père, une belle couleur rouge malencontreusement mélangée à du blanc a généré cinquante litres de peinture rose d’une tonalité assez écœurante dont le rampant et bien d’autres coins de la maison ont écopé, dans ses nuits la maison s’étend lui parle, il y a ses meubles à lui, sa mère descend l’escalier, elle aussi a survécu, le poêle à mazout ronfle comme autrefois, la porte d’entrée grince et érafle le carrelage, les fenêtres sont grandes ouvertes sur le jardin ensoleillé, la rue est gaie, des voiles de mariées enveloppent les platanes, il dit c’est bon, cette fois, on y est, sa femme le traite d’ordure, il pleure dans les cabinets qui sont de marbre ils sont peints en rouge sombre comme la salle de bain, le calcaire y a imprimé des nuages, il y fait très froid, on allume un radiateur électrique avant d’aller se doucher, jamais pendant, trop risqué, dans ses nuits, la maison s’invente des extensions souterraines, des caves voûtées où reposent des milliers de bouteilles, les tourner d’un quart de tour chaque jour comme le champagne, la Champagne n’est pas loin, on va voir le sourire à Reims, on lui offre une photo en noir et blanc et l’énigmatique sourire lui tient depuis longtemps compagnie, plus longtemps que la vie des parents, dans ses nuits, la maison est incroyablement sienne et incroyablement méconnaissable, mais il la reconnaît quand même et quand il se réveillera, sa tristesse l’attendra et ne le quittera pas de la journée. Déjà Pierrot et Titi sont là, deux ados en pleine mue maintenant, une ombre soyeuse au-dessus de la lèvre, ils lui tapent dans le dos, alors tu te souviens quand même qu’on existe ? Dégingandés, bronzés encore, ils se tiennent là devant la maison. La première fois, Titi a quatre ans, il dresse haut dans sa main une pierre et le menace. Il ne sait pas pourquoi il n’a pas peur, il va vers Titi, pose ta pierre s’il te plaît, pose ta pierre, Titi pleure de rage, pose ta pierre, j’te f’rai rien, il est là tout près, il sent l’odeur de Titi, il voit ses larmes de rage, il lui prend la pierre. Il a été prévenu, c’est des sales gosses qui jettent des pierres à tout le monde, il ne sait pas qu’un pacte d’amitié indélébile vient d’être signé.
C’est remarquable comment c’est tissé d’une période à l’autre. Tout un monde autour de cette maison.
Ah merci Françoise , bien contente que ça fonctionne cette affaire-là!
Très belles situations, et la maison en devient vivante, elle traverse les temps, les personnages semblent en être des passagers, on est pris dans le tangage des périodes, je ne sais pas s’il en faut plus en terme de marquage, sans doute pas car on saute de l’une à l’autre avec aisance et on suit les péripéties avec jubilation, et les personnages qui grandissent et rétrécissent avec beaucoup d’énergie.
ah merci Catherine, ça m’éclaire et me confirme dans mon intuition: pas trop de marquages, si je m’écoutais, je retirerai même les ital.
oui je suis tout à fait d’accord avec Catherine, tout est aéré et fluide, alors on traverse le temps avec la floppée de souvenirs, et la façon de dire l’émotion c’est contagieux,
et puis cette évocation fabuleuse :
« une allée qui coupe le jardin planté de vieux poiriers en deux, les poiriers lui ont plu, mais aux premières poires dures comme des cailloux, tordues et véreuses il est revenu de son enthousiasme, même cuites elles sont immangeables. » … c’est génial
C’est magnifique ! Tu as eu une idée géniale, la maison se transforme et mène la danse, le texte, les époques, vraiment hyper réussi. Un régal à lire. Merci, Catherine.