Il ne saurait pas dire pourquoi mais c’était son coin, son refuge. Est-ce à cause des chevaux, du chemin de S qui file droit devant lui, d’avoir passé la dernière ferme et se retrouver face à l’étendue ondoyante du champ de blé qui le longe sur la gauche. Tout y est calme, on perçoit le souffle des voitures qui longent les platanes, là-bas, derrière le champ de blé, un souffle en pointillé à cause des arbres, et le cri des corneilles qui s’éparpillent, sourcils mouvants des blés et du ciel, et de loin en loin le renâclement des trois chevaux, de l’étalon noir à qui il a vu une fois pousser entre les pattes une trompe qui semblait aspirer le sol. Le chemin de S est la continuation d’une des trois rues du village, il commence où s’arrête le goudron au niveau du vieux lavoir rempli d’eau verte. Il venait souvent s’assoir au pied de la vieille charrue abandonnée à la rouille. A leur arrivée dans le village de M. l’eau était claire, Marcelle et sa mère y venaient encore, elles arrivaient leur baquet de zinc plein de linge sur la hanche, avec la brosse en chiendent et le savon par-dessus, plus personne n’y vient, la vase a pris le dessus, l’eau n’y court plus. Il se souvient des grosses bulles que formait le linge immergé, et le frottement actionné par des bras rouges sur les margelles inclinées. Dix pas après le lavoir, croupit la vieille charrue abandonnée à la rouille, des herbes folles poussent au travers de son unique roue, ses mancherons se dressent comme des antennes, sa silhouette squelettique s’incline pour mordre la terre. Elle ne sert plus aux hommes mais de perchoir aux corneilles. On la sait là, on ne la regarde pas, elle est d’avant le remembrement, d’avant l’extension des champs pour le passage des tracteurs puissants, des moissonneuses batteuses qui font trembler les maisons en. les rasant pour traverser le village, d’avant l’extinction des chevaux de trait envoyés aux abattoirs pour finir en steaks. La charrue s’enfonce un peu plus chaque année dans la terre, témoin silencieux des temps anciens, et de bien des scènes… Il n’a jamais croisé personne sur le chemin de S, pour aller de M à S, les villageois prenaient plutôt leur voiture et la nationale. Seuls le longent encore Sif et les engins agricoles, seuls le traversent les lapins de garenne. Les gens sont à l’usine, à l’école, aux champs, aux poulaillers, devant leur poste de télévision, pas sur les chemins, jamais. Excepté le jour de l’accident où soudain, chacun a retrouvé l’usage de ses jambes et s’est précipité précisément sur ce chemin, a traversé le champ, creusant un sillon de curiosité et d’angoisse dans les blés et rejoint la nationale jusqu’au fameux platane, pour voir ce qu’il ne faudrait jamais voir.
C’est avec Titi et Pierrot, Anis et Marcelle qu’il y est venu la première fois. Ils s’étaient arrêtés devant les chevaux qui étaient venus déposer leur museau curieux sur la clôture et Sif interloqué avait demandé C’est quoi ça ? Anis avait rigolé et Marcelle lui avait dit d’arrêter ses cochonneries, Li avait rougi. C’est quoi ? Jamais dans ses livres ou les images, il n’avait vu pendre une telle chose du ventre d’un cheval. Anis a fait cabrer sa mobylette en riant. Depuis Sif vient ici, bien avant l’accident il y venait, bien après il y venait encore. Il y venait pour se reposer de sa mère quand elle battait la campagne, il y venait la tête et le cœur en feu s’élever avec le vol des corneilles et dissoudre dans le large horizon ses chagrins et ses colères, son ennui et son sentiment d’isolement.. Il y revient aujourd’hui. Il s’assoit sur l’axe central de la charrue comme autrefois pour contempler la terre labourée, les mottes grasses et luisantes alignées comme des perles, écouter les corneilles et le ronron indifférent des voitures. Cet endroit, du moment qu’il tourne le dos à la nationale le réconforte encore, il sait à présent ce qui arrivait à l’étalon et ça le fait sourire.
Mais c’est aussi là, derrière la charrue qu’il les a surpris la première fois et découvert qu’ils avaient des jeux pour eux seuls, c’est là, à hauteur du pré aux chevaux qu’il a perçu le lourd silence du désir partagé, un silence tout plein de frémissements intimes, soyeux, caressants, un bouquet de bruits qu’il a peiné à s’expliquer bien que soudain alerté, soudain vigie malgré lui, oreille tendue jusqu’à reconnaitre des bruits de baisers, de frôlements de tissu, des soupirs, des chuchotements ,un petit rire qui provenaient de derrière la charrue, cette scène lacérée par les herbes folles, et il a su, peut-être même avant d’apercevoir un bout de sa robe verte, cette robe à jupe ample qui lui donnait l’allure d’une fleur… Puis son dos à lui, puissant, que sa chemise blanche plaquait au corps et alors, Sif avait détalé jusqu’au vieux lavoir pour s’y cacher vite, oppressé par la honte, le cœur battant le gros rythme de la faute. Inconscients, ils sont passés devant lui, se tenant la main, puis se la lâchant dès que leurs pieds ont repris contact avec le goudron, ils se sont éloignés l’un de l’autre pour rentrer au village, Li devant, et lui s’arrêtant pour allumer une cigarette, et la suivre enfin à grande distance. Il ne s’agissait pas d’Anis. Sa silhouette était moins déliée, franchement robuste, la chevelure plus disciplinée, les gestes moins vifs alourdis de virilité, un homme, un homme fait comme on dit du camembert… et il les a revus dans ses cauchemars bien longtemps, lui et elle, Li sa number one compagne de jeux il n’y avait pas si longtemps, lui et elle dans leur lit d’herbes, derrière le paravent décharné de la charrue. Et pourquoi ça lui avait tellement donné envie de pleurer ?
Il est heureux de retrouver les lieux presqu’inchangés, un cheval baie dans la prairie qui lui fait face. C’était son coin secret, sa cachette à ciel ouvert, son lieu sacré où le monde se laisse écouter et contempler. Il tourne le dos à la nationale. Le reconnaitrait-il le fameux platane ?
Aller de M à S et chercher le platane, celui qui est sur notre chemin à nous, ou un arbre d’une autre espèce
alors chez toi aussi, il y a des chevaux et des arbres et des charrues et des chemins
j’ai retenu : « Les gens sont à l’usine, à l’école, aux champs, aux poulaillers, devant leur poste de télévision, pas sur les chemins, jamais »
Merci Françoise, oui renard charrue chevaux et citadine pourtant mais ça marque !
C’est fort ! L’accident s’écrit tout en évitement dans un débordement de troubles, d’émotions. Le paysage devient narration.
Merci
Oui Françoise, c’est un peu ma ligne directrice que j’ai écris là, beaucoup reste faire, merci du passage
J’aime cette charrue. Elle est le squelette de trajectoires échouées, les rayons du jour s’y prennent dans des halos – je le sais parce que j’en ai des photos dans un vieux tel – mais je ne lui connaissais pas ces confidents – et puis si, je me souviens maintenant, avoir lu des échos, ici, d’un accident sur cette route – il y a dans les deux ans ?
Pas sûr de bien comprendre, il ya deux ans dans l’atelier? Non dans l’atelier hiver 2018 il y avait les prémices qui se sont imposés ici, ou alors une charrue à vous? Merci du passage en tout cas
Mais les deux… Cette charrue me rappelle une charrue autour de laquelle je tournais ET certaines lectures de (c’est donc ça) l’atelier « 4000 mots » (plus de quatre ans ? pfffuu)