J’y suis allée alors que je n’aurais pas dû. Je n’y vais jamais. J’aurais dû partir tout de suite. Cette salle de spectacle, même son nom me déplaît au point que j’ai du mal à le prononcer. C’est une belle salle pourtant, grande scène, grand écran escamotable, fauteuils en gradins couverts de velours rouge, climatisée. Il y avait du monde, ce n’était pas plein, mais il y avait du monde. Toute l’équipe municipale était là. Tenue soignée des organisateurs, robe de cocktail noire et stilettos dorés pour Martha qui m’a fait la bise, son administratif aussi. Après, j’ai fui les autres rencontres, juste bonjour de loin de la tête, des yeux, même à l’abatteur d’arbres qu’ils ont désigné comme responsable du patrimoine. Ils n’ont pas peur de la contradiction, ou alors ils ne la perçoivent pas. Les arbres centenaires c’est moins patrimonial que la pierre, ça repousse, paraît-il. Au lieu de partir, je me suis glissée dans la salle et assise près des premiers que j’ai reconnus et que j’ai salués, juste sur le côté. je venais par curiosité, je venais pour me faire voir (je présente une conférence sur le patrimoine le 15 septembre) et je me cachais déjà. Je venais pour me faire voir, pour montrer que je participais ; par curiosité aussi, pour mesurer leur succès ou leur échec ; savoir si ce coûteux équipement culturel payé par nos impôts remplissait son rôle, s’il rapprochait les gens, leur permettait de se parler. Et je me cachais, personne ne pouvait me voir. Contradictoire, en pleine dissonance sans oser me lever et partir. Je venais pour voir qui venait, des jeunes, des vieux et je n’avais qu’une envie, celle de partir. Envie de ne saluer personne, prendre son mal en patience et vite repartir en ayant quand même l’occasion de boire un verre après. D’habitude on appelle ça verre de l’amitié, Martha a parlé de cocktail (d’où la robe). Je me sentais inconséquente dans mes relations avec la culture dans ma bourgade, tout ça parce que j’ai des prétentions à élever le niveau. Donner plus de place à la lecture, aux grands textes, à la vraie création. Là, j’étais prise d’un doute, c’est quoi la culture, ça sert à quoi. Élever le niveau, ça fait prétentieux, il vaudrait mieux dire faire réfléchir, donner l’occasion de s’interroger, inciter à pratiquer. Je n’aime ni le cirque, ni les magiciens, ni ces créations théâtrales originales de troupes obscures quoique professionnelles dont les acteurs gesticulent et braillent en mettant en scène l’ivrognerie, le mépris des femmes et la violence psychologique. Je suis snob sans doute, pas partageuse de mes émotions culturelles qui demandent le silence et la solitude. Je me disais pourtant tout en pensant à partir sans oser le faire qu’il n’est pas bon de cultiver le mépris. Je me disais c’est un poison pour l’esprit que de ne pas arriver à partager ce que tout le monde aime. Il vaudrait mieux partir, au lieu d’essayer de supporter. Accepte ton isolement, accepte que peut-être tu juges trop sévèrement. Le même jour à la même heure il y avait la coupe du monde de rugby retransmise sur écran géant dans la salle de sport et le barbecue des classes près de la crèche. Une subtile segmentation du public. Pour satisfaire tous les âges et toutes les passions. Autour du divertissement. Je crois qu’il y avait du monde partout. J’aurais sans doute été plus à ma place avec les bouffeurs et les brailleurs avec de la bière ou du rosé, car je ne déteste pas la liesse collective et bon enfant, la bonne humeur sans prétention. J’aurais pu partir quand je voulais. La culture, est-ce le divertissement ? Je ne savais plus et je ne partais pas. Il y avait là quelque chose de solennel et de prétentieux, comme une célébration. Une célébration de la culture comme une nouvelle obligation de consommation. Une obligation de consommation du divertissement culturel. Ma consommation de cette sorte de culture est proche de zéro. Au lieu d’avoir le courage de partir, d’avouer que cela ne me concernait pas et qu’il me suffisait de lire le programme dont les exemplaires trainaient partout, je me sentais mal, même pas en colère, démunie, pleine de doute, déstabilisée, isolée. D’habitude, je sais dire ce qui me plaît ou me déplaît, je ne crains pas de l’exprimer, ni de partir ou de rester. Je me souviens même d’une représentation de Littoral de Wajdi Mouhawad dans cette salle par des jeunes d’un club de théâtre ; c’était tellement bon tellement prenant que même mon petit fils encore très jeune ne voulait pas partir. Il faut dire que Littoral, bien sûr ça me touche et par plein de côtés et pourtant ce jour-là, j’étais partie, car Littoral c’est long et on nous attendait pour manger. Là de quoi aurais-je eu l’air face à la majorité qui aimait, appréciait, se régalait ? Moi, j’étais toute seule avec cette sorte de malaise qui me venait. Sans le courage de partir, même discrètement. C’était long, chaque spectacle donnait lieu à la présentation d’un teaser en vidéo du spectacle ou à la présentation du responsable de la troupe en personne, voire un sketch choisi de l’acteur du one man schow. Toujours sans oser me lever pour partir. C’était comme à la télévision. Ce que je ne regarde jamais, les spectacles que je fuis. C’était lourd, sans grâce, flatteur des travers qu’on voit chez son voisin alors que ce n’est que la représentation de soi-même en moche et qu’on ne le voit pas parce qu’on croit qu’on n’est pas comme ça. Toujours sans être capable de partir, je me suis sentie seule et moche de ne pas rire, de ne pas applaudir, de ne pas me précipiter pour réserver des places, de ne pas participer. J’aurais dû partir. Décalée, inadaptée, marginale, méprisante et en colère. Je me cachais, j’applaudissais quand même pour ne pas me faire remarquer. Est-ce cela la culture populaire ? Cette fausse poésie, à grands coups de lumières et d’installations coûteuses. J’étais mal, de plus en plus mal. Rien ne me faisait rire. Heureusement, il y a eu le magicien mentaliste, un indéniable talent, un virtuose… qui ne fera pas partie de la programmation. Il anime des évènements en entreprise. Il a trouvé le truc, lui ! Pas de prétention culturelle, juste des animations en entreprise et sans doute mieux payé et moins occupé qu’un intermittent du spectacle. C’était la fin. Partie vite sans boire un coup, sans dire au revoir à personne, j’ai retrouvé mes copines de la bibliothèque sur les marches à l’extérieur. Un autre monde. Heureusement, j’avais passé un pull doré pailleté sur mon pantalon, à la place du tee-shirt de la journée. Au moins là, j’étais dans le ton, à peu près.
Merci beaucoup Danièle pour ce texte dans lequel je me suis sentie complètement à la même place que la narratrice assise sur son siège.
Merci Clarence de ressentir cela comme moi. Je me sentais tellement étrange.
« Les arbres centenaires c’est moins patrimonial que la pierre, ça repousse, paraît-il. »
« Je venais pour me faire voir, pour montrer que je participais ; »
« Au lieu d’avoir le courage de partir, d’avouer que cela ne me concernait pas et qu’il me suffisait de lire le programme dont les exemplaires trainaient partout, »
« Toujours sans être capable de partir, je me suis sentie seule »
etc… – avons vécu cela
Merci Brigitte.