Depuis longtemps, il me demande de venir le voir dans sa maison des G. Au téléphone, lorsque j’annonce la date et l’heure probables de notre arrivée sa femme m’explique le chemin. pas celui mentionné sur l’adresse, la rue de l’église (c’est facile, au bout on voit l’église) jusqu’au bout, puis tourner deux fois à gauche et le chemin du pâtre jusqu’au bout, le portail est toujours ouvert. La maison est très grande, tout au bout du chemin. Sur la porte d’entrée, la mauvaise reproduction d’une photo en noir et blanc montre l’arrière-grand-père devant sa torpédo avec chauffeur. 1911.
Auguste Morisot a décoré l’hôtel particulier des arrière-grands-parents, il va construire et décorer leur maison de campagne. Le cadre est somptueux, l’artiste sait tout faire. Dans sa jeunesse il a accompagné Chaffangeon dans son exploration aux sources de l’Orénoque et tenu son journal qui a servi à Jules Verne pour son Superbe Orénoque ; il reste marqué des ambiances, des couleurs et de l’émerveillement de la forêt amazonienne. Il a le champ libre avec les artisans du coin et leurs méthodes traditionnelles. Il invente, il joue, crépis ocres et volets colchique, brique et pierre, bois de chêne, fenêtres toutes différentes, terrasse avec vue, escalier monumental pour accéder à l’étage, chambres nombreuses et dépendances. Rustique et cossu, simple et recherché, c’est une maison pour se reposer et passer les vacances en famille avec les enfants et leurs conjoints, les petits-enfants et arrière-petits-enfants. On y monte par la route directe depuis le bord du lac qu’on domine alors sur une pelouse au cœur des bois. Le château ! disent les habitants du village.
À l’intérieur, c’est un fouillis et un musée : photos de famille, dossiers, tableaux anciens, boiseries de chênes du bas des murs au plafond. Sur l’immense table de la salle à manger (25 couverts au moins), des bavoirs brodés de fine percale protégés par un épais plastique marquent chaque place. Des bureaux encombrés, un grand salon où personne ne s’assied, des cheminées occultées par des panneaux de bois. Heureusement la maison était terminée en 1913, juste avant la guerre. Les fils étaient trop jeunes pour la faire, le père trop vieux. Il meurt en 1917 et ne voit pas la suite, nombreuse malgré la mort d’un fils en 1940 (la seconde). Un arbre généalogique qui occupe tout un pan de mur. Visite et explication obligatoires.
On attend les occupants du gîte qui ont loué pour la semaine et sont en retard. On les appelle. Aujourd’hui il faut louer pour faire face aux frais de la bâtisse, faire le ménage et les lits, les femmes de ménage sont rares ou travaillent en Suisse. Malgré l’ombre sous les grands tilleuls, le son des cloches des vaches dans les prés et le lac sur lequel on devine les paddles à la jumelle, l’attente gâche un peu l’apéritif. On regarde un paysan travailler, il andaine de la paille coupée la veille. Cela ne ressemble pas aux foins d’antan, mais on y pense. La maison est classée, monuments historiques, visite de Stéphane Berne, photo de lui tirant la cloche du vieux manoir, le gîte est 4 épis Gîte de France, contraintes maximales en tout genre jusqu’au choix des produits d’entretien.
Années 70 du 20e siècle, un des nombreux héritiers a attiré l’attention d’un promoteur sur le potentiel de la situation. Il prévoit 50 « pagotins » (son concept, petit budget-petit chalet) sur les 5 hectares du domaine et de raser le château inutilisable et bien trop grand pour les petites bourses des acquéreurs. Un seul héritier pour porter un contre-projet : dix lots qu’il mettra plus de dix ans à vendre malgré des prix plusieurs fois diminués et qui mourra endetté et malade, maudissant sa funeste décision.
L’héritier qui m’invite a 80 ans. L’autre héritier, celui qui n’a qu’une dépendance du château, celui qui a barré le chemin d’accès direct s’en réservant l’unique usage, ne lui parle plus. Le lieu est paradisiaque, digne des fortunes et des vacances d’un autre siècle. L’héritier a deux enfants adoptés qui ne s’entendent pas. Le château pèse des tonnes. Lui vient de se blesser en abattant les arbres qui menaçaient la croix édifiée par sa grand-tante consacrée à la vierge en remerciement d’avoir survécu à un grave accident survenu en 1929 sur la route d’accès. Il ne veut pas de procès en famille. L’héritier, c’est l’arrière-petit-fils de l’acheteur du château de Lissieu, vendu à un promoteur pour construire 360 maisons; il se bat pour sauver les tombes des acquéreurs de 1838 au motif que l’acte de vente à son arrière-grand-père aurait porté promesse d’une sauvegarde de la concession perpétuelle. Deux siècles pèsent sur lui.
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#été 2023 #02 | un monde hors-sol
Vous êtes-vous déjà demandé en vous perdant dans un lotissement dont les noms de rue n’indiquent rien d’autre que la pauvreté d’imagination des promoteurs ce qu’il y avait là avant ? Rue des mimosas, des acacias, rue Mozart, impasse des écureuils, rond-point du château, rue de la chapelle. Avant vous, avant ces maisons qui se ressemblent…
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#été2023 #02bis | Se perdre ou chercher son chemin
Y aller bien sûr, mais comment ? Les agents immobiliers ne tarissent pas d’éloges sur ce lotissement très américain (américain des années 60), ses résidents tout autant (école, piscine, tennis, pool house, association syndicale toujours active, étangs, forêt). Personne ne sait y aller facilement, sauf les habitants bien sûr qui depuis ont trouvé. Les étrangers croient que…
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###été 2023 #03 l’adjointe à la culture
Comme je l’ai dit, Martha n’avait pas osé demander son chemin, et pour cause Martha aurait du savoir. Trois générations de ses ancêtres ont habité le village, elle y a une grande maison très ancienne et c’est même à ce titre qu’on l’a sollicitée pour faire partie de la liste électorale qui contre toute attente…
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#été2023 #03bis | La fête des voisins
Elles sont trois. Les organisatrices sont souvent des femmes. Bientôt quatre. Quand il faut porter, on appelle un mari. C’est lui qui monte la table de jardin. Pratique à ranger, légère, mais pas vraiment facile à monter. Ils sont quatre maintenant puisque le mari est là, quatre qui se demandent si les autres vont venir.…
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###été 2023 #04 être une fille de passage
La fête se tient sur la pelouse bien tondue et préservée, vide d’habitation. Un vaste terrain de jeu, plus très utilisé, car il n’y a presque plus d’enfants. Il y a bien des copropriétaires qui aimeraient vendre pour se partager l’argent. La majorité s’y refuse encore. Pour combien de temps ? Avec les nouvelles règles, on…
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#été2023 #04bis | Départs en vacances
Très lointains, on achetait des gressins à Tassin-la-Demi-Lune, le tunnel de la Croix Rousse avec ses carreaux blancs lui semblait sorti d’un rêve, celui du chat tout suintant d’eau sur la roche noire une abomination, il y avait un château en carton-pâte dans les gorges de… où un film avait été tourné, on se demandait…
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#été2023 #05 | des témoins de nos vies
Il faut chercher loin pour trouver un événement qui aurait troublé le fil du temps qui passe. Le fil du temps qui passe, ils pourraient le restituer pour leur propre vie ( et encore). Pour cette sorte de vie collective, juxtaposée, qu’ils vivent, ils en sont incapables. Le temps passe sans repère. Quand même, retrouver…
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#été2023 #06 | nocturne
De plus en plus souvent, je me promène la nuit. Je m’explore dans toutes les parties de mon corps. Ils y sont mes muscles et mes nerfs, mes os et mes articulations, mes douleurs aussi. C’est la nuit que je les ressens trop vivement dans le silence. Je marche dans les allées, je traverse les…
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#été2023 #07 | Conception
Je pourrais commencer par la naissance ou par l’enfance, moi ce qui m’intéresse c’est la conception. Comment ça germe dans les têtes, d’où ça vient, quelles décisions ça implique, les choix entre des possibles, ce qu’on veut, ce qu’on ne veut pas et puis au milieu ce qui sera. Saisir ce moment où ça sort…
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#été2023 #07bis | Dis-moi si je sens
Je me demande si je sens. Est-ce que je sens. Qu’est-ce que je sens. Si on peut me reconnaître à mon odeur . Si on se souvient de moi à mon arôme. Comme certains lieux ou certaines personnes. La senteur de l’eau, le parfum d’une clairière, l’odeur d’épices d’un quartier, le fumet des égouts, le…
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###été 2023#08 4 août 2083
Occultant, le dispositif doit être occultant, de plus en plus, comme une obsession : mur, portail, barrière, clôture, haie, brise-vue, tout est bon. Enclore ne suffit pas. Délimiter et séparer pas assez. Il faut occulter pour cacher, dissimuler, protéger son intimité des regards indiscrets comme ils disent. Occulter à tout prix. Pour ne pas être…
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###été2023 #08 bis Presque aussi rare que de surprendre un accouplement de renards
En fait, ils sont rarement dehors. Ils vivent dedans à regarder par la baie vitrée l’horizon de leur dispositif occultant. Même le linge, ils ne l’étendent pas dehors, ils lavent leur linge en famille. Que fait-elle là dehors, saisie par la google car, penchée sur son pulvérisateur, bleu comme sa salopette, prête à agir. Désherberait-elle…
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###été 2023#09 La maison où il a grandi
Depuis longtemps, il me demande de venir le voir dans sa maison des G. Au téléphone, lorsque j’annonce la date et l’heure probables de notre arrivée sa femme m’explique le chemin. pas celui mentionné sur l’adresse, la rue de l’église (c’est facile, au bout on voit l’église) jusqu’au bout, puis tourner deux fois à gauche…
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#été2023 #10 le parking des Chères où rien ne manque excepté la beauté
L’aire de service des Chères. Elle cherche la page où ils en parlent1. Elle y colle un post-it pour pouvoir y revenir. Ils parlent surtout des camions et de leur camionophobie. Quarante ans après, elle partage. Elle regarde les photos et les légendes :– Le parking des chères où rien ne manque excepté la beauté– Et pourtant, de…
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# été 2023 # 10 bis Moi, l’autoroute du soleil
Carol est morte avant que soit terminé le livre à 36 ans, Julio deux ans plus tard à 72 ans, mais je n’y suis pour rien. Ce n’est pas moi, ce n’est pas un accident, ils n’étaient pas des personnages de fiction sinon je les aurais sauvés. Je les garde dans mon cœur Carol et…
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###été 2023 #11 La rentrée
Chaque année la rentrée me surprend par son intensité. Je le sais, je la vois arriver, je me dis j’ai encore 15 jours, j’ai encore 8 jours. Et puis c’est là, rendez-vous, réunions, obligations, submersion.Avant que je vous parle de la rentrée, revenons un peu sur cet état d’apesanteur qui est le propre des vacances.…
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#été 2023 #11bis | Dis-moi ce que tu lis
Je ne sais pas ce que lit Martha l’adjointe à la culture. La bibliothèque, c’est aussi son domaine, même si elle a une préférence pour le spectacle vivant et les hauts talons, mais ça je l’ai déjà dit. Pour son administratif qui vient un peu plus qu’elle, je sais en partie. Quand je le lui…
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#été2023 #12 | j’aurais dû partir
J’y suis allée alors que je n’aurais pas dû. Je n’y vais jamais. J’aurais dû partir tout de suite. Cette salle de spectacle, même son nom me déplaît au point que j’ai du mal à le prononcer. C’est une belle salle pourtant, grande scène, grand écran escamotable, fauteuils en gradins couverts de velours rouge, climatisée.…
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#été2023 #12bis | sensitivity reader
Pour les photos, je fais attention. Ils sont tous devenus incroyablement chatouilleux sur le sujet. Pour les cours, je fais même signer une décharge en début d’année. Que personne ne vienne m’accuser d’utiliser la photo de son bambin. C’est fou, je ne prends plus aucune photo dans la rue tout simplement parce que j’ai peur.…
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#été2023 #12bis | la conférence d’histoire
Elle dit « c’est comme s’il m’avait mis sa bite dans la bouche pour m’empêcher de parler ». Je lui dis « reprends-toi, tu es en colère. On va te reprogrammer. » Elle dit encore « j’étais sidérée, je voyais l’heure passer ; j’obéissais à ses ordres de changer de diapo comme si j’étais son assistante ; j’étais sidérée par ses commentaires…
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#été 2023 # 13 mes points cardinaux
Au centre, il y a ce village qui se cherche un centre, où les lotissements ont remplacé les hameaux dispersés. Des lotissements enroulés sur eux-mêmes sur leurs rues courbes et leurs impasses qui les font ressembler à l’intérieur de la coquille d’un escargot que l’on verrait en coupe, certains même enserrés dans des murs, lointains…
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#été2023 #14 | Le parking
Le parking est plein, c’est en voiture qu’ils viennent chercher les enfants à la sortie de l’école, le matin à l’entrée, ils les déposent devant, le soir ils se garent et attendent le rythme incertain de la sortie de chaque classe ou celui de leurs enfants plus ou moins rapides ou rêveurs ou joueurs ou…
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#été2023 #15 | Papoter culture
Par SMS, il m’invite à papoter culture. Il écrit « papoter d’éventuels projets sous l’angle culturel bien entendu », comme si je risquais de faire la confusion avec des projets d’ordre textuels, sexuels, événementiels, pourquoi pas papoter culture, c’est mieux que de ne jamais rien en dire. Je lui réponds immédiatement de venir pour le thé à…
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#été2023 #16 | saison culturelle
Deux personnages se croisent, l’élue à la culture et les lotissements dans cette bourgade de 3200 habitants qui essaye de retrouver une âme à travers des projets d’animation culturelle. Une bourgade-dortoir, désormais riche et individualiste qui vivait mieux avec ses paysans pauvres et ses hameaux dispersés qu’avec les maisons individuelles de ses lotissements. Les deux…
très romanesque
Merci Piero. L’héritier est très romanesque, on n’en rencontre pas tous les jours d’aussi étonnant.