Occultant, le dispositif doit être occultant, de plus en plus, comme une obsession : mur, portail, barrière, clôture, haie, brise-vue, tout est bon. Enclore ne suffit pas. Délimiter et séparer pas assez. Il faut occulter pour cacher, dissimuler, protéger son intimité des regards indiscrets comme ils disent. Occulter à tout prix. Pour ne pas être vu. Ça se vend, la diversité est infinie, pour toutes les bourses, toutes les angoisses, toutes les esthétiques. La créativité est à l’œuvre. Ça s’invente canisses, grillages munis de bâches, planches, arbustes, paravents, volets roulants, store latéral, claustra.Ils sont pour la plupart à fixer sur un moyen de délimitation ou séparation déjà en place. Chaque jour il s’en construit de nouveaux. La mode n’est plus au végétal, trop lourd à entretenir et plein de bêtes nicheuses. Ça pousse et ça salit. On fait dans l’inaltérable, l’industriel, le solide, l’opaque, le composite, le PVC, le métal, l’aluminium thermolaqué. Délimiter, séparer, occulter.
Le territoire de la France dans toute son étendue est libre, MAIS tout propriétaire peut clore son héritage. Ça leur en a posé des soucis aux Révolutionnaires cette contradiction. Maintenant, c’est fini, entré dans les mœurs, oublié, acculturé. Le propriétaire a toujours raison, les communs n’existent plus. On délimite, on sépare, on occulte. Contre la vaine pâture des yeux indiscrets, le glanage des oreilles curieuses, contre le parcours des étrangers. Ils défendent l’abolition des droits féodaux, droits dans leurs bottes, les propriétaires du 21e siècle. Contre les incivilités des jeunes, contre la divagation des animaux domestiques, contre les cas sociaux qui peuplent l’habitat collectif à caractère social.
Le territoire de la France est libre dans toute son étendue avec des caméras de surveillance, l’éclairage nocturne qu’on ne doit pas éteindre et des haies plus hautes que les murailles d’un château fort. La règle, c’est le mur d’un mètre surmonté d’un dispositif à clairvoie. À clairvoie ! Mon œil ! Barreaux espacés laissant passer le jour entre eux, alors que tous les vendeurs ne vantent que l’occultation complète et que personne n’irait dépenser pour acheter du vide laissant passer la lumière. J’ai posé la question, on m’a répondu : nous faisons la « chasse » aux fraudes via les agents assermentés et élus vigilants sur le terrain afin d’amener à une régularisation si besoin. Agents assermentés et élus vigilants. Des mots, juste des mots. A-t-on jamais vu un élu reprocher à son voisin la hauteur de sa haie ou le caractère occultant de sa clôture. L’agent assermenté, quelle blague, il soigne sa réputation et le renouvellement de son contrat. L’occultant prospère.
Le territoire de la France est libre dans toute son étendue. Microparcelle mangée de dispositifs occultant. Se cacher plutôt que respirer. S’enfermer plutôt que contempler l’horizon. Vivre sans soleil, mais chez soi. Quand tout le monde étouffera de manque d’air et de laideur. Quand les conflits de voisinage mettront en péril la paix civile. Il faudra une autre révolution pour rétablir les communs et deux siècles pour les installer. Libre parcours sur les pelouses, libre baignade dans les piscines, libre regard sur son voisin, libre accès aux biens communs sans lesquels il n’est pas possible de vivre. Ils en auront alors du travail l’agent assermenté et les élus vigilants pour faire respecter la nouvelle règle. Le territoire de la France dans toute son étendue est libre.
Touché (et concerné) par ce blues (cette protest song ?) des clôtures — certainement parce que je ressens au quotidien combien toute sortie piétonne dans l’espace public ne fait sans fin qu’en longer (mais l’espace public, l’espace de la visibilité a migré : il s’est numérisé, l’écran du mobile renseigne plus sur son voisin que la fenêtre, la façade effective est sur les réseaux sociaux — la rue, comme tu l’écris, c’est pour les poubelles et les chiens (et les autos)) — au point de faire corps avec la clôture (la clôture/enclosure générale), de l’avoir intégrée (comme chantaient les Téléphone à propos du Mur ?)
Merci de ta lecture. C est étouffant, mais personne ne semble s en soucier.
adepte de la dérive dans l’urbain et le péri-urbain je suis moi aussi touchée par la poétique de ce texte où le ressassement se mêle à une pensée très directe. C’est nécessaire de faire entrer en littérature ces questionnements politico-urbanistique. Ca donne tout son sens aux mots, aux phrases, à notre présence ici.
Merci de donner un nom à mes questionnements.
bien vu, très juste ! aussi la remarque de Christophe sur les murs des écrans. (est-ce le vide des vies qui est tel qu’il pousse à s’appuyer bien à l’abri, du mur de la peur et du rejet de l’autre pour initier un simulacre de pensée mâchonné rageusement.)
Merci de ton passage. Le questionnement politico-urbanistique comme dit Sybille aura été le truc de mon été. Maisons qui vivent ou revivent, domaines transformés en lotissements désertés l’été. Deux mondes.https://www.lesmotsjustes.org/post/sous-le-signe-de-la-biographie-de-l-autobiographie-%C3%A0-l-autofiction