Je n’ai pas assez parlé de cette odeur. Elle ne m’en a pas laissé le temps.
Assise, tout au fond de la véranda, elle a tourné la page du livre posé sur ses genoux. De son index droit. Alors, l’odeur m’a sauté au visage. À présent, elle est là, pleine, entière, étouffante. Il faudrait que je puisse atteindre une fenêtre, en saisir la poignée, trouver la force nécessaire pour y imprimer un mouvement de rotation, puis pousser fort sur les deux battants. Et respirer. Il suffirait d’allonger le bras, d’ouvrir la fenêtre et de ramener à grandes brassées tout cet air frais qu’offre la nuit après les chaudes journées d’été.
Je ne sais plus. Je ne me comprends plus. Plus rien du sens. Plus rien du geste. Comment fait-on pour respirer ? La netteté de son corps tassé au fond de la véranda s’efface. Le flou s’installe. Les parois de verre se resserrent. Opaques. Je fouille le noir des yeux. Le chèvrefeuille aux fleurs couleur de miel, les champs à la terre meuble et fertile où les corps ruisselants s’acharnaient sous leur chapeau de paille, la poussière de l’éteule des blés mûrs leur collant un masque de bronze sur le visage. Où sont-ils ? Le clocher qui sonne le dimanche, rassure et guide tout le convoi de chemises propres, ongles brossés savonnés et coupés de frais, et le flacon d’eau de Cologne que l’on a renversé, un peu trop fort, flaque vert translucide au creux de la paume, la main portée au cou encore brûlant de la lame du rasoir qui vient d’ôter la couche épaisse de mousse à raser, ce parfum piquant qui écœure déjà un peu, avant l’humidité de la nef, l’encaustique dont il faut abuser pour faire briller les prie-Dieu, la cire fade des bougies, et l’eau stagnante du bénitier, l’hostie de papier qui longtemps laisse sa trace sur les papilles en vagues relents insipides et le vin toujours trop loin pour qu’on ne puisse jamais s’enivrer de sa couleur rouge. Sang.
Je ne vois plus rien. Les odeurs se sont évaporées dans la nuit. M’abandonnant à l’emprise de cette odeur. Elle s’est installée si lourdement, si brutalement qu’elle a remplacé la moindre particule d’oxygène dans la pièce. Je ne peux faire autrement que de la laisser pénétrer mes narines, emplir ma bouche et coller ma langue sèche et pâteuse. Couler dans ma gorge. Colmater mes poumons. J’étouffe.
Dans le noir, j’étends ma pupille jusqu’à la mydriase. Douloureuse. Totale. Éclipse qui éteint le feu des couleurs irisées de l’iris. Quelle est cette odeur ? Si je pouvais l’identifier, lui mettre un nom… Alors je pourrais savoir d’où elle vient, peut-être aussi, comment la calfeutrer. Je l’ai déjà rencontrée. Je la connais. Je ne peux plus la nommer.
Elle n’était pas là lorsque je suis rentrée dans la pièce. Je ferme les yeux pour mieux suivre sa piste olfactive. Elle était bien là. Tenace. Trompeuse. Dès que je suis entrée. D’abord caressante. À peine un souffle. Comme une haleine chuchotée au creux de l’oreille. Puis elle est venue se poser sur mes lèvres. Je ne l’ai pas reconnue. J’aurais fait demi-tour, aurais fermé les deux battants de la porte-fenêtre pour la contenir. Fuis avant qu’elle ne s’infiltre.
L’odeur s’épaissit, enfle. Ma cage thoracique est sur le point d’éclater.
La peur me fait rouvrir les paupières. Je la vois enfin. L’odeur. À mes pieds. L’étincelle d’une mèche dévorant un fil noir. Fugace. Elle se rapproche, embrase mes lèvres trop sèches, enlace mon cou. Splendide. J’ai encore le temps de regarder mes mains dans la lumière trop blanche. Le gris implacable des traces de poudre qui précède l’assourdissant fracas des murs de verre de la véranda.
(que j’aime ce « Splendide », comme il arrive !)
Merci!
énigmatique et beau en impressions et sensations…
merci Géraldine
Merci françoise