L’air est doux et léger sur le pont du ferry. Quelques mouettes planent à hauteur des rambardes de sécurité dans un ballet silencieux et élégant. Des touristes leur tendent à bout de bras des morceaux de pain ou de gâteau qu’elles saisissent au vol avant de s’élancer vers les hauteurs. A l’avant de l’étrave, il regarde les côtes approcher. C’est ici la fin du voyage. C’est là qu’il va poser ses valises. Invisible, à ses pieds, il y a un gros et lourd sac et c’est comme s’il l’avait lâché là, que son poids, enfin, s’était dégagé de ses épaules. D’abord voûté, il redresse le dos et expose sont torse au vent marin, son visage, ses cheveux. Il laisse cet air entrer, il l’invite a emplir ses narines et ses poumons. Lorsque le ferry touche le quai, la foule se presse vers les escaliers de sortie. Dehors, les familles, les amis, attendent les voyageurs avec des visages tout en sourires et de grands mouvements de bras. D’abord sortent les camions et les voitures, puis les motos et les vélos, ensuite, les piétons. La cale est pleine d’ombre et dès qu’il met un pieds sur l’asphalte du quai, il est aveuglé par le soleil. Il a laissé le lourd sac symbolique là haut sur le pont sans aucun regret et il traîne une valise à roulette. Un petit sac à ordinateur pends de son épaule gauche. Les voitures quittent le parking qu’il traverse d’un pas lent puis la rocade qui longe le port, ponctuée de passages piétons. Il observe toute cette agitation comme il ferait d’un aquarium. De l’autre côté commence la ville. Il n’est jamais venu dans cette région du monde, trop au sud de ses habitudes, c’est pourquoi il veut prendre un peu de temps au milieu de cette population. Au fond de lui, il aspire au silence, à la solitude, au repos mais cette foule là est différente de celles qu’il quitte. Il n’en fait pas partie, elle existe sans lui, hors de lui, il n’a pas la moindre responsabilité vis à vis d’elle. Il se sent un peu comme ces mouettes qu’il voyait s’envoler vers les hauteurs, lestement, légèrement, après s’être saisi d’un petit bout de pain, là haut, sur le pont du ferry. Attablé à la terrasse du premier « café du port » rencontré au hasard des ruelles, il écoute d’une oreille distraite les conversations en regardant le flux des gens. C’est jour de marché, la ville, aux abords du port, est particulièrement animée. Il y a là quelque chose de routinier en même temps que de fébrile, un rituel dont on espère cependant de la surprise : Un poisson particulièrement beau à l’étal de la criée, des fraises plus grosses et parfumées qu’à l’ordinaire, des olives ou des épices qu’on avait pas acheté depuis longtemps et qui aujourd’hui semblent vous appeler par votre prénom pour que vous les emportiez. Une fois terminé le grand verre de menthe glacée qu’il a commandé, il demande au serveur s’il peut lui appeler un taxi. Il y en avait beaucoup au moment de l’arrivée du ferry, s’entend il répondre mais à présent ils sont partis et lui, le serveur ne peut pas téléphoner pour lui en chercher un, vous pensez, s’il devait faire ça pour chaque client, il n’y aurait plus de service à table. Le mieux est de se rendre sur la place de la mairie. Il s’y trouve une station où les taxis font des rotations, ce n’est pas loin, il faut monter tout droit puis, à gauche et à droite. Un quart d’heure tout au plus. Les ruelles sont étroites, elles ont été pensées pour protéger les habitants d’une ombre douce sous le soleil de plomb qui règne sur la région. Des chapeaux de paille, des paréos, des bijoux, des savons, des éponges marines, des huiles parfumées, des céramiques, des cartes postales s’étalent dans les vitrines des échoppes omniprésentes. Leur parcours est savamment distribué au cœur de la vieille ville pour que nul n’y échappe. Une quantité tout aussi dense de restaurants tirent le chaland par le bout du nez, le rendant fou de leurs effluves, de grillades en persillades, en bouquets de basilic frais. Après le court été, la plupart des propriétaires fermeront boutique jusqu’à l’année suivante, c’est le moment de faire le plein, quand les touristes affluent par milliers chaque jour. Après l’esplanade du port, la ville est bâtie en pente douce, à flanc de colline. La place de la mairie se situe vers les hauteurs. Il tire sa valise sans trop d’effort, lentement, il a le temps. A mesure qu’il s ‘éloigne du port, l’agitation touristique se fait moins pressante, les rues sont plus silencieuses. Au détour de l’une d’elles, apparait une vieille librairie. Livres neufs et d’occasion, beaucoup d’occasion à ce qu’il voit, jetant un œil à l’intérieur. Cela sent bon le vieux papier, il faudra qu’il entre mais pas aujourd’hui, il est attendu ailleurs. Un taxi est justement à l’arrêt, place de la mairie. Il s’installe à l’arrière et donne l’adresse. C’est très léger, il n’est même pas sur d’avoir bien interprété ce qu’il a senti, mais il lui a semblé, à un petit mouvement imperceptible du regard du chauffeur dans le rétroviseur que ce dernier était surpris d’une telle destination. Lui même ne sait pas très bien où il va. La rencontre remonte à presque soixante jours, à l’autre bout du monde. Un café partagé à Saint-Pétersbourg, dans la verrière de l’hôtel de l’Europe. Le sentiment, très rapidement, d’une singularité partagée, d’une affinité élective sans qu’encore cela repose sur rien. Et pour finir, l’invitation de cet inconnu familier à le rejoindre, après qu’il aura terminé sa route, dans ce lieu de retraite qu’il lui décrit de façon si séduisante. Le taxi quitte la ville et s’enroule dans la montagne. A l’arrière, il regarde le paysage défiler dans un état d’esprit mêlé de tranquillité, de relâchement et de curiosité quand à ce qu’il va trouver au bout de la route. Un virage sur deux la mer apparaît puis disparaît, chaque fois dans un décor englobant plus vastement l’horizon. La voiture circule entre des haies de myrte et de lauriers en fleurs. Il éprouve soudain comme une épiphanie, un court instant d’éternité. Il sait que ces instants sont rares et imprévisibles. Il sait aussi que se sont des jalons qui restent gravés dans son corps comme une mémoire vivante à travers le temps. La voiture freine et les pneus crissent à l’entrée d’une allée de gravier. Le chauffeur prend la courbe presque à angle droit et avance doucement entre les cyprès jusqu’à la cour de la maison puis il éteint le contact et enclenche le frein à main. Les deux occupants descendent du véhicule, le chauffeur ouvre le coffre, lui donne sa valise puis remonte dans son taxi, fait une légère marche arrière, un demi tour et glisse dans l’allée vers la route. Il ouvre la poignée télescopique de sa valise et la traîne jusqu’à une porte ouverte dans la façade de la grande maison. Le chant des cigales a remplacé le bruit du moteur. Il fait extrêmement chaud et l’ombre, à l’intérieur, semble merveilleusement accueillante.