Je lis beaucoup de romans, je ne lis presque que des romans — parfois des essais aussi. Je n’ai pas la détestation du roman. On me dit « mais la langue, mais la poésie, mais les mots, mais l’orthographe, mais la forme, et la ponctuation (l’absence de) est-ce dans le roman que tu peux les apprendre, les goûter ? » Mickey c’est mieux que P.B. » « Lis des BD, des mangas, c’est bien aussi, laisse les romans, ça date ». C’est quoi la langue ? Des mots, des ponctuations, un rythme ? Et le rythme, c’est quoi ? tu le crées comment ? l’arrangement des phrases, des chapitres, la maîtrise du temps qui passe, avance et recule, à grandes brassées ou à tout petits pas ? C’est ça le grand mystère qui fascine.
J’ai acheté et je me suis fait prêter du G. M. pour comprendre (au moins quatre différents) ce qu’est un mauvais roman. C’est vrai que c’est éprouvant et pourtant en tête des ventes. Le monde dans lequel je vis en plus clinquant et des rebondissements tous plus improbables les uns que les autres. Ça tombe des mains ! Et je préfèrerais lire Mickey ou Le petit Nicolas (« on a eu l’inspecteur ») si j’en avais encore l’âge. C’est vrai qu’il n’y a pas de filles dans Le petit Nicolas, mais il n’y avait pas non plus de garçons dans mon école primaire ! C’est daté le roman, ça témoigne aussi d’une époque.
Oui, je lis des romans. Je ne lis pas pour apprendre du vocabulaire ou pour corriger mon orthographe, ni les faire apprendre à qui que ce soit. Je lis pour apprendre comment les hommes et les femmes vivent, ici ou au bout du monde, je lis pour qu’on me parle d’aujourd’hui, d’hier ou de demain et que ce soit plein de poésie, plein d’action et de réflexion, plein d’émotions. Des sentiments, des luttes, des renoncements, des échecs, des réussites, des frustrations. Un point de vue sur un monde. Une autre vie que la mienne.
Qui m’apprendrait ce que ressent un homosexuel ou la fille d’un épicier ? Un prêtre qui ne croit plus, un médecin qui rate son diagnostic, un fou qui sent qu’il le devient ? Qui me dirait ce que l’on pouvait penser de la Révolution française en Russie en 1800 ? Et l’Amérique d’aujourd’hui qui m’en parle ? Et la France de maintenant ?
Bien sûr les librairies sont pleines de mauvais romans, comme les cinémas de mauvais films ou les salles d’expositions de mauvaises photos et de piètres peintures. Comme nous sommes nous-mêmes pleins de petitesses, de contradictions, de rêves mort-nés, de détestations et d’aspirations détruites, de limites et d’impossibilités, sans compter que nous aussi sommes peu à peu dépassés. Les villes sont moches aussi et la nature détruite, les oiseaux et les abeilles disparaissent. Le roman disparaîtra aussi, c’est une forme dépassée. Peut-être. Mais alors où irai-je me plonger pour sortir de cette désolation ? Dans un roman ! Car rien n’égale en profondeur, en épaisseur, en ambiguïté un bon roman qui m’emporte, me transporte, m’intrigue, m’apprend et me fait ressentir un monde que je ne connais pas, des vies que j’ignore, des aspirations ou des doutes que je n’ose avouer et que pourtant je comprends et qui touche quelque chose en moi.
La forme c’est bien, le fond aussi. Bien sûr boire un whisky dans un verre à dents n’a pas le même goût que dans un verre à whisky ; dans les bons romans, on a les deux, avec ou sans ponctuation, avec une langue simple ou savante, avec un ou plusieurs narrateurs, à la première personne ou à la troisième personne, au présent ou au passé, avec des courts ou de longs chapitres. Et puis on s’en fout, l’important c’est la découverte et l’émotion, c’est d’avoir envie de continuer, c’est d’être un peu autre en le refermant, c’est ça un bon roman. Inspiré, rêveur, combatif, réparé, dévasté, quand on le quitte.
Une forme qui date ! Comme une robe d’autrefois ou un pantalon trop large ou trop ajusté, reprenez la toge ou essayez le nudisme, cousez vous-même vos vêtements. Rien ne date autant que l’envie de ne pas dater. Désespérer du roman, c’est un peu pour moi comme désespérer de l’humanité, opter pour le survivalisme ou voter Z. Une forme qui en 200 ans aurait conquis la planête entière et serait aujourd’hui dépassée, un peu comme la démocratie ? Peut-être, moi je trouve toujours à me nourrir dans les romans du monde entier, car on peut parcourir le monde avec des romans sans prendre l’avion et avec un bon roman, au moins, on ne risque pas d’aller où vous auraient emmené les tours opérators comme tous les mauvias romans
Bien sûr, Guerre et paix, Vie et Destin, les frères Karamazov, l’étranger, La promenade au phare ou le voyage au bout de la nuit ne s’écrivent pas tous les jours, c’est vrai que Splendeurs et misères des courtisanes ressemble parfois à un mauvais feuilleton et Montecristo à une série à succès (avec Depardieu). Il suffirait pourtant d’écrire des bons romans, profonds, complexes, ambigus, mêlant les points de vue pour redonner au roman toute sa place. Oui, j’aime les romans, les bons romans.
Les romans prémonitoires qui annoncent non pas le monde de demain mais les crises qui couvent et que personne encore ne voit. Il y a une telle puissance dans l’imagination d’un romancier. Relisez l’étranger et vous saurez que ça allait mal finir, d’ailleurs ça a mal fini.Pas seulement le roman, toute l’Algérie.
J’aime la distance que prend le romancier, son regard perçant et amusé ; et quand il se fait poete, peintre ou orateur, qu’il écoute aux portes ; qu’il sache tout — pas au début mais au fur à mesure — m’impressionne ; il plonge dans les consciences, remarque les détails, tient ses émotions à distance pour me laisser mieux voir le monde ; quel art plus complet que le sien ! Il construit, il ordonne, me mêne par le bout du nez et je le suis sans vraiment savoir pourquoi, pour savoir la suite, comment ça se termine. Pas seulement, c’est un voyage qui vaut autant par le trajet que par la fin. Anna Karéniine se jette sous le train ; Madame Bovary se suicide et l’étranger tue, on peut bien le savoir dès le début , ce n’est pas important. Je ne me souviens plus de ce que devient Scarlett, pourtant je vois bien Mathilde qui tient une tête sur ses genoux. Ce qui importe c’est par quel chemin nous allons y arriver et qu’aurons-nous vu en chemin.
Il y en a tant de mauvais me direz-vous ? Il faut tellement trier ? et puis c’est une ruine ! Sans doute, il y a trop de tout et pas que des romans. Mais quelle joie, quel plaisir quand on découvre une petite pépite aboutie qui vous tient de bout en bout et que pendant des jours après, on peut sucer comme un bonbon. Elle a donné de l’espoir, guéri une angoisse, amusé, agacé. C’était un bon moment qui dure longtemps. Toute une vie parfois.
(tu vas te faire disputer toi (le plan c’était le premier qui t’a fait aimer le truc mais t’as raison, on s’en fout comme des étiquettes) – mais t’as raison jte dis – alors ce ne sera pas trop grande dispute) – comme dans la sentimenthèque d’un autre moment atelier temps – y’en a plein, y’en a partout et c’est tant mieux – c’est aussi pour ca qu’on les aime – partout, tant mieux et merci à toi de (nous) le dire
Merci Piero. Les grands et les petits romans c’est comme les chansons, ça marque.
Je suis en total accord avec ton propos dans sa globalité et particulièrement avec cette phrase: « Je lis pour apprendre comment les hommes et les femmes vivent, », heureusement les romans nous apportent cela. Merci.
Merci Laurent. J’ai hésité et puis je me suis dit que cela mettrai un peu mes idées au clair.
J’aime bien le propos. Je sens qu’il y a là une réponse à un débat que nous avons eu et dans lequel j’ai participé. Tout ça, ce sont des débats esthétiques, nous essayons d’avancer des positions, mais qui a raison ? Personne, au fond. Le roman, c’est aussi bien. Je lis surtout du théâtre, parce que c’est la forme qui me plait le plus. J’aime surtout Beckett, non seulement pour la forme, mais parce qu’avec le temps, et certaines angoisses, je me suis senti compris. J’aime aussi les textes stylistiquement inventifs, y compris des romans, parce que comme je le disais, cela permet d’exprimer des choses de façon personnelle. Mais il y a d’excellents romans plus classiques, dans lesquels il y a du style. Un jour, je poursuivrai mon exploration de Zola.
Pour ce qui est des œuvres comme Le Petit Nicolas, c’est vrai qu’il faut toujours les replacer dans le contexte.
Ce n’est pas seulement esthétique. Ce n’est pas seulement le style. Ça c’est une question de date. Le roman exprime des choses que d’autres formes n’expriment pas. Tu es peut-être plus sensible au théâtre et à la poésie, et moi plus sensible au roman ou au récit de voyage. Et pourtant Tarkos. Pourquoi hiérarchiser, pourquoi rejeter ? Nous sommes portés par ce que nous avons lu, et relire Dumas est respectable et l’on peut admirer Dumas ou Woolf sans vouloir écrire comme eux.
PS : J’adore ces échanges entre zoom et posts !
Ce qui, peut-être, m’exaspère, c’est pas tant Dumas lui-même qu’une catégorie de lecteurs qui disent : « Voyez, on faisait de la vraie littérature, avant, alors qu’aujourd’hui, c’est de la fausse littérature. » Il y a une chaine Youtube où on mettait dans des cases : il y a les vrais auteurs, comme Yourcenar (grande autrice) ou Dumas ; et de l’autre, les « faux auteurs », trop modernes, et coupables d’avoir un positionnement politique particulier. C’est vrai que j’ai été dur avec Dumas, surtout qu’il n’est pas coupable de ce qu’on peut trouver sur le web, et j’ai de bons souvenirs des Trois mousquetaires.
C’est ce stylistiquement inventif qui est difficile à définir. Pour prendre juste deux exemples qui ne sont peut-être même pas des romanciers Mylène Tournier et Patrick Deville inventent qqch qui ne tient pas uniquement au style, c’est plus profond, plus dense que le style, ça tient à l’expression profonde de leur être intérieur, de leur manière de voir le monde et pour moi c’est une rencontre.
Julles Verne m’ennuie profondément généralement, alors que j’aime tout Balzac pour ce dont il parle et ce qu’il m’apprend. C’est compliqué.
un style qui n’est que l’expression juste de ce qui est dans l’auteur qui se dit depuis sa profondeur
« Les romans prémonitoires qui annoncent non pas le monde de demain mais les crises qui couvent et que personne encore ne voit »
Les bons romans sont tous prémonitoires, dans le sens où tu le définis. Je ressens profondément ce que tu exprimes dans ce texte. En plus c’est bien dit !
Je suis d’accord. Merci pour ce texte.
Merci Lisa. et pour répondre à tous, je suis sans doute de plus en plus questionnée par ma pratique toute nouvelle de bénévole à la bibliothèque qui bouscule ma pratique d’écriture. Ce qui se lit, ce qui sort, ce qu’on achète donc avec les fonds d’une petite municipalité, comment l’équilibrer ? Comment orienter vers ce qu’on estime comme « mieux » sans que les gens décrochent.
Merci Laure. On est souvent d’accord.
« Je lis pour apprendre comment les hommes et les femmes vivent, ici ou au bout du monde, je lis pour qu’on me parle d’aujourd’hui, d’hier ou de demain et que ce soit plein de poésie, plein d’action et de réflexion, plein d’émotions. Des sentiments, des luttes, des renoncements, des échecs, des réussites, des frustrations. Un point de vue sur un monde. Une autre vie que la mienne. » Je suis totalement en phase avec cette vision de la lecture, des lectures possibles. Je suis sensible à la prise en compte de ce qui a été échangé lundi dernier dans le Zoom. L’oral ensemence l’écrit et réciproquement. C’est cela la matière du livre, virtuel ou non, selon moi et bien d’autres, non ? Merci Danièle !
Merci Marie-Thèrèse. Oui, l’échange continue entre oral et écrit. Qui ne parle pas, souvent écoute et affine son propos.
Tout à fait d’accord, bien évidemment. Cette déclaration d’amour pour le roman est pleine de tendresse et de vérités. Mais je suis beaucoup moins formel que toi. À dire vrai, je ne sais pas ce que j’aime dans le roman. Découvrir d’autres vies ? Ce que ressentent d’autres personnes ? J’en découvre tous les jours chez l’épicier, au bar, dans la forêt, dans une salle d’attente. Sans doute, à mon sens, faut-il chercher dans le sens que le roman donne à nos vies, notre monde, nos réflexions et nos aspirations. Enfin, bon ou mauvais roman ? Je me suis débarrassé de la contrainte d’adjoindre un qualificatif binaire au mot roman. Il y a les romans que je finis de lire et qui continue d’exister en moi et ceux qui me tombent des mains. Ton analyse est juste.
Merci Jean Luc de ton point de vue. Dans le roman, c’est la complexité et la densité d’autres points de vue que n’apportent pas les témoignages et que permettent la fiction et la construction. C’est peut-être les romanciers que j’aime autant que les romans.
« Oui, je lis des romans. Je ne lis pas pour apprendre du vocabulaire ou pour corriger mon orthographe, ni les faire apprendre à qui que ce soit. Je lis pour apprendre comment les hommes et les femmes vivent, ici ou au bout du monde, je lis pour qu’on me parle d’aujourd’hui, d’hier ou de demain … »
oui! oui, mais dis donc, Danièle, tu as le chic pour ouvrir les débats…
Je crois qu’il était déjà ouvert… et ne sera pas refermé avec ce cycle, mais c’est bien qu’on en parle.