La maison de Gaspard était à étage, étroite, serrée entre deux autres maisons plus larges et beaucoup plus hautes qui semblaient la soutenir et la protéger. Je disais en riant à Gaspard que sa maison n’avait pas de toit, car on ne le voyait de nulle part, ni de la rue ni du trottoir en face même en se mettant sur la pointe de pieds, juste une balustrade blanche qui la surplombait. Gaspard me disait à chaque fois, avec les mêmes mots, que sa maison avait une couverture de ciment qui s’appelait terrasse et que quand il pleuvait l’une des chambres du premier prenait l’eau qui tombait du plafond et allait droit dans un seau qui se remplissait vite. C’était la chambre de ses parents. Je ne suis jamais entré dans sa maison. Je l’attendais dehors, parfois presque une heure, examinant chaque détail de la façade qui se délabrait en toute saison, mais surtout l’hiver. Par endroits, de longues trainées humides s’infiltraient dans les murs, à tel point que Gaspard avait rarement le nez sec et la voix claire. Il y avait des rideaux aux fenêtres qui empêchaient de voir à l’intérieur ; de temps en temps, l’un d’eux bougeait légèrement, ou se soulevait quand une rafale de vent s’engouffrait par une fenêtre entrebâillée, alors je pouvais deviner un espace sombre qu’un dossier de chaise recoupait. Rien d’autre. Quand la porte s’ouvrait, un sol en dalles blanches résonnait sous les pas de Gaspard. Notre temps était compté. Deux heures, pas plus. On devait décider rapidement ce qu’on allait faire. D’habitude, j’avais déjà en tête quelques possibilités, Gaspard en avait autant, et on passait cinq à six minutes à décider ; pourtant on n’avait pas beaucoup de choix ; soit on allait au jardin public, soit on allait chez moi, soit on parcourait les rues quand il faisait beau et les passants étaient nombreux à entrer et sortir des boutiques. On s’achetait un gâteau dans une pâtisserie quand on avait quelques pièces de monnaie. Mais surtout on parlait. Le sujet préféré de Gaspard était sa maison, ses parents, ses frères et sœurs, quatre en tout, qui dormaient tous dans la même pièce au rez-de-chaussée, juste à côté de la cuisine pour profiter du peu de chaleur qui venait du poêle que l’on n’allumait que pour les repas. Il était l’ainé en âge mais pas dans sa tête, comme il disait. Cela nous faisait rire. Moi je disais que j’étais l’ainé, le cadet, le fils du milieu, tous à la fois, puisque mes parents n’avaient pas fait d’autre enfant. Gaspard me disait qu’il ne m’invitait pas chez lui parce qu’il avait honte, mais je savais que c’était à cause de son père qui ne m’aimait pas beaucoup. C’est pour cela que l’on n’avait que deux heures à passer ensemble, et pas tous les jours. Il fallait que son père soit de bonne humeur ou alors absent. Heureusement, il s’absentait souvent pour aller perdre son argent en jouant aux cartes. Moi je parlais de l’école spéciale où mes parents m’avaient placé, même si je n’avais plus l’âge d’aller à l’école, c’était surtout pour ne pas passer trop de temps à la maison sans rien faire, pour socialiser comme disait mon père. Quand on revenait de vacances, je racontais mes vacances et Gaspard profitait de chaque miette de mes mots et à la fin il disait que c’était comme s’il y était allé. Lui, il passait les vacances d’été chez ses grands-parents à nourrir les poules et à faire des bêtises dans le jardin. Il m’a même raconté un jour une histoire si drôle que j’ai ri pendant des heures, mais je ne peux pas la raconter ici, car elle est très inconvenante.
Je n’ai jamais plus revu la maison de Gaspard après l’événement qui les a fait disparaître tous les deux.
Mes parents me disent que la maison a été complétement reconstruite. Elle est maintenant à la hauteur des deux autres. Un toit neuf et brillant est venu remplacer la terrasse. J’en déduis qu’ils n’auront plus à s’en faire quand il pleut ; tout à l’intérieur doit être chaud, étanche et sec. Il parait qu’elle est blanche avec de grandes baies vitrées pour faire entrer le soleil et la lumière. Il n’y a plus que les parents de Gaspard qui y habitent, tous ses frères et sœurs sont allés vivre ailleurs. Une belle maison pour deux, sans Gaspard pour leur tenir compagnie, car s’il était encore en vie, il ne serait pas parti. Moi non plus je ne serais pas parti de chez moi laissant mes parents seuls et désemparés. Deux familles défaites à cause d’une maison, vieille, laide, ingrate, pourrie, faisant les autres prisonniers de ses défauts, une maison que je hais de toutes mes forces, parce qu’elle existe encore, sous ses allures de jeunesse, indifférente au malheur, renaissant des cendres meurtrières. Si je pouvais faire bouger le temps…
Mais le temps ne bouge pas.
Nostalgique, et mystérieuse , le fantastique est tout près : Deux familles défaites à cause d’une maison, vieille, laide, ingrate, pourrie, faisant les autres prisonniers de ses défauts, une maison que je hais de toutes mes forces, parce qu’elle existe encore, sous ses allures de jeunesse, indifférente au malheur, renaissant des cendres meurtrières. merci.
Merci à toi, Laurent !
mais oui !!! (ça se développe, ça s’ouvre ça se déplie – oui !) (tu sais où tu vas…) (bravo!)
Merci, Piero ! Cela me rassure, vraiment !
Oui en bâtissant le récit de cette maison, tu as ajouté un étage supplémentaire à ton histoire qui prend de plus en plus corps et forme sans lasser.
Oh, merci, Catherine ! Cela me rassure !
une maison détruite qui existe encore (mais ici elle est bien tenue, maintenue, et presque giflée à la fin) (c’est bien)
Giflée est excellent ! C’est vraiment cela. Merci, Christine !
Extra, intriguante cette histoire de maison ! Et on entre maintenant dans la relation de Gaspard et Adrien… vivement la suite !
Merci infiniment, Muriel ! J’espère avoir le courage et la capacité d’aller de l’avant !