Devant mon évier pour finir la vaisselle, mon gâteau au yaourt au four, je laisse l’eau couler sur mes mains. Ce n’est pas tant l’envie de pleurer, qu’une lourdeur dans la poitrine et dans la gorge qui me rend lente et comme absente, l’envie de revenir à des choses élémentaires, primaires, l’eau qui coule. C’est tout. Rester là parce qu’au moins, là, rien n’est grave, juste de l’eau qui coule sur mes mains. Il y a le bruit, il y a le froid, il y a le jet blanc, une multitude de micro bulles et le réel est figé dans cette verticalité. Il ne peut rien m’arriver tant que l’eau coule, aucun drame, aucune maladie, juste de l’eau qui coule et qui rafraîchit mes mains. J’ai arrêté le temps. Je tourne la main droite pour laisser le jet taper dans le creux. La main gauche soutient la main droite offerte. J’ai le droit d’arrêter le temps. J’ai besoin d’arrêter le temps. Je ne peux pas m’empêcher de sourire à l’idée de rester là pour toute la vie. Quand mes jambes seront fatiguées, je pourrais tirer le tabouret haut et m’installer plus confortablement avec comme seul objectif, primaire, élémentaire, l’eau qui coule sur mes mains. Mathilde viendrait me sermonner parce que je refuse d’apprendre à faire une simple soupe. Elle ne comprendrait pas et me demanderait comment va mère, est ce qu’elle a déjà mangé, est ce que j’ai commandé le taxi pour l’emmener faire ses analyses, est ce que j’ai pris rendez-vous avec l’oncologue, et je n’entendrai rien, juste l’eau qui coule sur ma main, parce que j’ai arrêté le temps dans ma bulle ou n’existe que l’eau qui coule. Quand j’aurais soif je pourrai boire et quand j’aurai faim et bien je mangerai ma faim, abstraction faite, de ma mère, de Mathilde, de Guylaine au bout du fil, de Violetta au bout du fil, abstraction faite du silence de Tonton Odilon qui ne m’avait jamais appelé, de Paul qui ne m’appelait pas non plus, de l’hôtel, de la chambre 9 et du piano automate, abstraction faite de tout, ma vie serait devenue de l’eau qui coule simplement, ni trop fort à mettre des éclaboussures partout, ni trop faible en filet timide qui pourrait s’amenuiser de plus en plus ténu jusqu’à ne donner qu’un goutte à goutte de plus en plus espacé et s’arrêter. J’ai arrêté le temps, juste en ouvrant un robinet et en laissant l’eau couler. Si je ferme le robinet, si j’arrête l’eau, le temps recommencera à s’écouler. Il y aura ma mère qui ne mange rien, les analyses, l’oncologue, l’opération. Quand j’étais petite à Bergette nous n’avions pas l’eau courante. Il y avait non loin la ravine où nous pouvions nous rendre à pied pour nous laver et laver le linge. Il y avait derrière la maison de hauts barils en métal pour recueillir l’eau de pluie. On se lavait avec des grands seaux d’eau froide. Le dimanche en carême, Rosine mettait dans une bassine en fer blanc de la glycérine et des feuilles de paroka, de dattier et de patchouli depuis le beau matin à chauffer au soleil jusqu’à onze heures. Elle nous frottait ensuite ma sœur et moi, la peau avec force pour prévenir l’inflammation et gare à nous si nous allions après jouer avec le chaud maintenant que nous étions rafraichit. Mon enfance est marquée par cette dualité du chaud et du froid comme s’il avait fallu veiller constamment sur notre feu, ni trop fort, ni trop faible. Nous ne devions pas manger n’importe quel fruit à n’importe quelle heure. L’ananas nous était interdit surtout si nous transpirions. Le carambole pouvait nous faire mourir, tout comme les figues pommes et les marakoudja si nous les mangions la nuit.
La sonnerie à la porte a rompu le silence de l’appartement. Mathilde est rentrée volubile comme à son habitude. Je ne fermais plus à clef à sa demande et parce Ornella on ne sait jamais avec une personne malade, et si les pompiers devaient intervenir d’urgence, on ne sait jamais, tu dois laisser ouvert. Quand elle a passé la porte de la cuisine, j’ai fermé le robinet de peur qu’elle ne me surprenne dans un moment qu’il fallait cacher, je ne sais pourquoi.
– Tu veux laisser brûler ton gâteau ? On le sent dans tout le couloir.
J’avais oublié le gâteau au yaourt. Je l’ai sorti sans un mot.
– Il faut attendre qu’il refroidisse me dit Mathilde.
Elle me demande ensuite des nouvelles de ma mère. Je lui en donne. Oui j’ai bien commandé le taxi. Oui, le rendez-vous avec l’oncologue est pris.
– Et pour la soupe?
– J’allais m’y mettre.
C’était faux mais je ne voulais pas discuter.
Mathilde est allée voir ma mère dans la chambre et je n’ai pas attendu que le gâteau refroidisse pour le couper. Quand elle est revenue avec ma mère dans sa chaise roulante, j’ai dit:
– J’ai raté un simple gâteau au yaourt, faut être forte.
Mathilde a répondu:
– Je disais toujours à mes élèves: tu n’as pas raté, tu as obtenu un résultat différent de celui que tu attendais.
Le robinet d’eau fermé, le temps avait recommencé à couler et je savais dans le fond de mon cœur, que ma mère allait mourir.