Trois heures du matin. C’est l’heure où je me réveille pour aller faire quelque chose dans la maison complètement déserte. Boire un verre d’eau, m’asseoir sur le fauteuil le plus confortable de la grande salle, très convoité pendant la journée, tailler mes crayons qui s’usent vite, ce qui m’inquiète, car les livreurs auxquels auparavant je demandais des petits services, ne me parlent plus, me fuient plutôt, aussitôt qu’ils m’aperçoivent dans la cour. Je tourne doucement la poignée de la porte, une fois, deux fois, trois fois, mais elle ne m’obéit pas. J’arrête un instant, essaie dans la pénombre dense de la chambre de tâtonner autour de la serrure pour discerner ce qui ne va pas, tente de nouveau la poignée qui me dit obstinément non et je comprends, faisceau électrique dans ma tête, que je suis enfermé. Battements sourds dans ma poitrine, gouttes de sueur, souffle court, je tourne instinctivement la tête vers la fenêtre haute, fermée, les murs qui deviennent brouillard opaque, m’enveloppent dans leurs tenailles, je lève mes bras de noyé et attaque la porte à grands coups, j’y mets toutes mes forces et des cris jaillissent finalement de ma gorge comme pour me vider de tout l’air qui me reste et enfin mourir. La porte s’ouvre brusquement, je bondis contre les corps et les voix qui l’obstruent et me rue dans le couloir cherchant finalement de l’air et de l’espace, me sens attrapé par des bras qui m’immobilisent, l’odeur du chloroforme dans mes narines et la piqûre au bras, infime, me plonge dans le rien.
Amer, âcre, rugueux. Goût de réveil et de fatigue, je fais bouger mes jambes, comme pour m’assurer que tout redevient normal. J’essaie de soulever les paupières, mais elles semblent collées à ma peau, j’essaie encore et encore, un nuage blanchâtre apparait puis des ombres que je n’arrive pas encore à cerner. La voix de Marguerite près de moi, sa main fraiche sur mon front, je tourne péniblement la tête pour la regarder. Je me souviens. Mes yeux essaient de saisir la précision des choses et dans un dernier effort se dirigent vers la porte. Elle est ouverte.
Pourquoi, pourquoi, je demande à ceux qui viennent près de moi, les yeux cernés, la voix enfouie dans un murmure d’excuses et de regrets. Cela ne se reproduira pas, la porte restera toujours ouverte, nuit et jour, le visage de mes parents près du mien, rempli de gris, gestes d’amour, je veux leur dire que tout va bien à présent, que l’effroi est passé, mes yeux se remplissent du vent qui arrive de la fenêtre ouverte, perlant mes paupières de grains humides et doux comme la neige qui tombe en silence. Tout va bien. Je voulais juste aller tailler mes crayons qui s’usent sur les pages du cahier noir. On m’en offre de nouveaux, merveilleusement longs, et des cahiers aussi, pleins de promesses d’avenir. Tout va bien, alors pourquoi chercher à comprendre, il n’y a rien à comprendre. Qu’on me laisse maintenant tourner vers le mur ma tête encore malade et penser à ce je vais faire demain.
Magnifique Héléna, ce texte de la peur qui nous emmène de façon inattendue.
Je suis contente que tu aies aimé ! Merci infiniment, Clarence !
Très intriguant. Toujours aussi intriguant devrais-je dire. Un vrai page-turner.
(Et toujours aussi étonnée par la diversité des réponses aux propositions de François Bon! Et à chaque fois, je ne peux m’empêcher de me demander où dans le texte se situe la cheville qui permet d’accrocher à la proposition, la cheville ouvrière.)
Merci pour le page-turner ! Cela me fait très plaisir !
En ce qui concerne la proposition, spécifiquement celle-ci, comme il fallait installer dans notre texte un dispositif autobiographique qui s’ancrait dans un lieu, je crois que j’ai respecté la consigne 🙂 Après, la fiction recouvre, brouille les pistes, évidemment ! Mais votre question rejoint quelque chose qui m’interpelle depuis longtemps : comment, justement, se construit cet amalgame fiction/choses réellement vécues dans un texte. Ou plutôt comment se produit cette fusion. Encore une fois, vos questions sont vraiment stimulantes ! Merci encore !
En un mot: palpitant ! Merci Helena 🙂
Merci infiniment, Catherine !
Très beau Héléna. Je retiens cette phrase : « mes yeux se remplissent du vent qui arrive de la fenêtre ouverte, perlant mes paupières de grains humides et doux comme la neige qui tombe en silence. »
Merci, Gilda ! Et aussi un grand merci pour vos merveilleux textes !
Très beau !!!
Merci infiniment, Marie-Caroline !
entre réel et cauchemar
de même que ton narrateur qui fait « bouger ses jambes, comme pour s’assurer que tout redevient normal. « , j’ouvre les yeux et entreprends une nouvelle fois la lecture pour m’assurer de ne pas me tromper de chemin…
Merci, Françoise ! Justement l’indéfinition réel/cauchemar a longtemps plané dans les brouillons avant le texte final. Peut-être la 9bis, si j’y arrive. Merci encore !
On se tient dans cet entre-deux où l’angoisse s’engouffre. Et cette phrase qui me soulève: « mes yeux se remplissent du vent qui arrive de la fenêtre ouverte, perlant mes paupières de grains humides et doux comme la neige qui tombe en silence. »
Merci, Solange !
Quel beau texte qu’on ne peut pas quitter. Merci Helena pour l’inspiration.
Oh, merci, Irène ! Mon inspiration et le désir d’aller de l’avant vient de toute cette énergie de l’atelier et de tous les textes que je lis !
Quelque chose d’étouffant, de poignant et tellement beau. Merci Helena !
Merci à toi, Muriel !