L’odeur puissante et le bruit n’ont rien à voir l’un avec l’autre. (D’ailleurs, il se peut que ce soit à l’origine de mon appétit pour ces images qui s’écartent de la bande-son, ou de ces voix off qui ne commentent pas ce qui est montré.) Une fois qu’on a en main ces trois prototypes, une suite de visuels, des sons, une odeur, on peut s’asseoir. Comme sur un tabouret à trois pieds, mais il n’y a pas de tabouret. Assise par terre, comme un indien. Les talons sous les fesses, les genoux comme des anses pliées, je pourrais balancer, osciller, sans quitter le sol. L’odeur c’est la lessive. Le son brasse et glapit et souffle et avale et régurgite et écrase et mêle et glousse aussi, comme un oiseau. Les visuels sont non identifiés. C’est ce qui se passe quand la matière est malaxée, détournée, roulée, on ne la reconnaît pas. C’est comme la nuit, dans la nuit, nous parlions dans le noir et je connaissais son visage de jour, son visage de lumière, mais dans la nuit, comme le gris s’étendait sur tout, plus ou moins foncé mais toujours dense, je ne pouvais plus reconstruire son visage, son visage connu, et tout ce que je voyais était émacié, squelettique, archaïque, creusé, voilà, c’est ce qui se passe quand la matière roule. Quand on déplace un visage dans la nuit, il devient un masque, une déesse anthracite, un ankou, un homme de cendres, et parfois on est près de croire que l’impossible est arrivé, que la réalité est tombée comme une pierre, heureusement on rallume la lumière, ou bien le jour revient, et le visage reprend sa chair chaude.
L’odeur de la lessive, si charmante, il n’y a pas besoin d’avoir peur. Le son qui brasse et avale et crache est tellement régulier, en forme de battements de cœur, il calme. Il hypnotise. Il berce. Et je me berce moi-même en me balançant, assise à l’indienne devant le hublot. Dans le hublot, c’est merveilleux. Ce qui se voit derrière la vitre du hublot est merveilleux. Je l’ai gardé. Je le garde. De temps en temps, je le sors de moi, je le dispose, je l’étale, je le montre parfois aux autres, puis je le range. Ici la description n’est pas possible. Ou bien elle est possible, mais elle est trop petite. On se hisse sur la pointe des pieds, on ne l’atteint pas (je me hisse, le on est une pudeur anachronique). C’est le décalage. Mon problème c’est le décalage. Je suis chercheuse en laboratoire, je pose des décalages dans des fioles, je les mesure, je les place sous vide, je les cryogénise, et j’en sors des études comparatives, des articles argumentés où je démontre point par point que le décalage est plus lourd que cent mille baleines, plus électrique que six cents millions de bobines de cuivre, plus rapide qu’une horde de photons propulsés, plus insaisissables qu’un poulpe dans les abysses. Mes études montrent que ça n’a aucun sens de travailler cette matière qu’est le décalage. Ni de s’en approcher. Je suis dans un zoo. Le décalage est au centre de l’enclos, mais je ne le vois pas, il est caché par la végétation. Ou bien c’est un phasme, je joue à Où est Waldo que je ne trouve pas.
Les tissus sont brassés, tordus, gonflés, sous une force entière, mousseuse et c’est le décalage entre le très simpliste hublot d’une machine à laver et les images mentales qui s’affichent hors de soi alors qu’elles devraient rester à l’intérieur, entre le prosaïque d’être assise là, dans ce couloir qu’est la cuisine, devant le monde qui tourne — je mesure quatre-vingts centimètres, le diamètre du monde est de vingt-six —, c’est le contraste entre ce qui importe et ce qui compte pour rien, entre la valeur qu’on accorde et celle qui compte pour rien, entre le plus froid et le brûlant, entre deux sortes de tiédeurs, de nuances, qui me tracte. Ou me pousse. Une fois de plus, je ne suis pas très technique. Pas très avancée dans mes travaux. Je ne vais pas encore à l’école. C’est sans doute l’année suivante, oui c’est sans doute dans un an que la vieille me donnera des coups de genoux au creux des reins tout en tirant mes bras pour qu’ils montrent le sud, le nord, l’est et l’ouest. Je ne connais pas les directions, et visiblement je devrais. Les coups de genoux sont explicites. Je n’invente rien. Je ne m’oriente maintenant qu’en éprouvant cette réminiscence d’une violence gratuite qui donne les directions. Le coup de tonnerre à l’extérieur de la cuisine, à l’extérieur de mes jambes croisées à l’indienne n’est pas encore arrivé. Je constate maintenant, aujourd’hui, que je suis mieux devant le hublot, toujours devant le hublot, tellement mieux devant le hublot. Ça s’enchevêtre de façon spectaculaire. La surprise cardinale. La surprise inaugurale. Qui habite à l’intérieur d’une circonférence argentée, inoxydable. Quand je marche dans les rues, quand je marche sur la plage pour aller trouver l’eau (c’est marée basse dans ce lieu-dit qui s’appelle La Guerre — je n’invente rien) quand je marche au milieu des bernard-l’ermite en essayant de les éviter, pour ne pas les blesser, ils sont si nombreux, je porte le hublot argenté avec moi. Je porte, j’ai porté, je porterai. Mon expérience définitive en somme.
il faudrait que j’achète et trouve place pour une machine… je rêve de ce spectacle.
Et je te prie d’exciser la lâcheté qui me fait me replier sur cela (sui est tout de même trois sacrés morceaux d’écriture comme on dit morceaux de musique) pour ne pas entrer dans les secondes parties de chacune des époques devant la machine
Merci Brigitte ! (c’est complexe le temps) (on devrait voter contre : -)
il y avait un film assez tire-larmes comme savent les faire les réalisateur (ici Giuseppe Tornatore – celui de « Cinema Paradiso ») (ou alors c’était une période propice aux larmes, je ne sais plus, je l’ai vu à sa sortie) titré « Siamo tutti bene » (« Ils vont tous bien » en français) où l’un des petits-enfants du héros (interprété par Marcello Mastroianni) regarde comme toile hublot (lui est sur sa chaise haute)
je l’ai vu Cinéma Paradiso (très très démonstratif) (limite avec des panneaux comme pour la circulation, « ici virage » « ici pleurez un peu », « ici on s’attendrit mais c’est drôle » etc)
et moi je me souviens d’avoir lu, mais je ne sais plus dans quel texte, un enfant (ou une ?) qui est assis sur un tabouret et qui regarde les traces d’eau au sol pendant que sa mère lave le carrelage, avec la mousse, les arabesques irisées etc
Merci Pierre
« Quand on déplace un visage dans la nuit, il devient un masque, une déesse anthracite, un ankou, un homme de cendres, et parfois on est près de croire que l’impossible est arrivé, que la réalité est tombée comme une pierre, heureusement on rallume la lumière, ou bien le jour revient, et le visage reprend sa chair chaude. » J’aime particulièrement ce bout et aussi le son de la machine à laver : Le son brasse et glapit et souffle et avale et régurgite et écrase et mêle et glousse aussi, comme un oiseau. et les décalages. Puissance évocatrice je disais. C’est ça faire littérature non? Merci Christine 🙂
Merci beaucoup ! (je ne sais rien dire d’autre que merci)