En filigrane de chaque vie, on trouve toujours les arcanes d’autres mondes. Mafalda erre entre plusieurs. Il lui faut faire face au quotidien des faiblesses de son corps de plus de soixante ans, gérer le quotidien d’une maison, poursuivre encore quelques taches dans l’entreprise comme répondre au téléphone, prendre les rendez-vous pour que ses fils travaillent dans de bonnes conditions, veiller sur Gildo qui s’essouffle vite et marmonne dans son coin, jouer le rôle de la grand-mère, avec de plus en plus de petits-enfants et là, il faut reconnaître qu’elle n’est pas la meilleure grand-mère dont on puisse rêver, sauf sans doute avec les nourrissons. Alors, dès qu’elle le peut, et de plus en plus souvent, elle se réfugie dans ses recoins intérieurs, se retire du réel. Dans ces lieux où nul autre ne peut pénétrer. C’est l’appel d’un oiseau, un trait de lumière découpant l’horizon, une ombre qui vient balayer un visage, une cloche qui résonne au loin et c’est elle soudain qui vibre sous le battant. Quelque chose la saisit et la retient lovée entre des plis serrés. Elle prend un air de flottaison, son esprit semble s’effacer de ses yeux, elle bascule dans son monde, celui de l’irréel. Il ne faut pas lui parler. On ne sait pas où elle s’est faufilée. Mais elle est loin. Peut-être à couper l’herbe pour nourrir les lapins, à grimper avec ses sœurs sur l’escalier d’où sauter de plus en plus haut, à chercher du bois pour le feu, à aider sa mère pour la lessive et faire chauffer l’eau à verser dans un baquet ou se tenir au lavoir l’été et à genoux pour frotter toute la misère du monde qu’il faut bien nettoyer, savonner, brosser, taper sur les draps encore et encore, rincer à l’eau claire, charger la brouette et la pousser jusqu’au pré où faire blanchir le linge au soleil, lui redonner des traînées de clarté, de celles qui lui font défaut aux jours qui se profilent. Elle a huit ou dix ans, la vie n’est pas forcément facile mais il règne encore des instants d’insouciance où des rires éclatent, où des rêves se profilent. Sa géographie d’alors n’est pas celle de l’ombre. Des images de l’enfance se raniment et la réaniment, comme des largesses de vie octroyées entre parenthèses. L’année juste avant d’avoir dix ans est sans doute celle où tout était encore possible, où rien n’était écrit d’avance. Alors Mafalda erre dans cet arrière-pays et elle s’imbibe de cette eau de vie qui coule en elle. Elle enchaîne les visions, se glisse dans les canaux d’une conscience qui lui est propre. Elle se focalise sur des gestes qui n’ont plus court. Sa mère allumant la lampe à huile avec une sorte de tendresse dans les mains lorsqu’elle reposait le verre de lampe autour de la flamme et la lumière alors si douce qui peignait son visage, comme venue d’un autre rivage. Dans ce contre-jour où les émotions se diffractent, elle se revoit assise devant le feu de cheminée, pendant ces courts instants où rien ne lui était demandé et où elle se retirait déjà du visible en plongeant du regard dans le linceul des flammes pour se soustraire au réel. Elle imaginait juste se rendre invisible en regardant ce que les autres n’avaient pas l’air de voir.
Le retour d’après vision est de plus en plus difficile. Le regard d’opacité fangeuse doit se réhabituer à la lumière crue et déchirante du qui-vive; des ombres oublieuses s’attardent encore un peu, les épissures de temps se reprisent et le présent s’étale à nouveau devant Mafalda comme la Mer Rouge.
Très belle cette introspection dans le monde et le pays de l’enfance ! N’y est-elle jamais retournée ? Je me demande.
Merci, Solange.
elle se revoit assise devant le feu de cheminée, pendant ces courts instants où rien ne lui était demandé et où elle se retirait déjà du visible en plongeant du regard dans le linceul des flammes pour se soustraire au réel. Elle imaginait juste se rendre invisible en regardant ce que les autres n’avaient pas l’air de voir.
Le plaisir à revoir ces « gestes qui n’ont plus cours ».
Ce que vous décrivez nous plonge dans les beaux clairs obscurs de La Tour. Et l’expérience que vous décrivez ensuite n’est pas sans évoquer
la sorte de spiritualité mystique qui se dégage de sa Madeleine à la veilleuse.