La taille de l’obus est vraiment impressionnante, on imagine mal l’engin qui peut propulser quelque chose comme ça. Joseph pose sa main droite sur la forme allongée en cône de l’arme de guerre. Le pouce est replié sur la pointe comme s’il était en train de gratter la couverture métallique, les quatre doigts sont appuyés sur le revêtement lisse du missile, la main est crispée, comme une griffe, tout se passe comme si elle voulait décharger le pouvoir de nuisance de l’arme. Il relit pour la dixième fois au moins l’inscription à l’encre bleue dans le rectangle blanc qui masque sans doute une autre inscription, celle d’un lieu ou d’un numéro de série. L’autre main, dans le dos, ne cache rien, elle cherche sa place, elle commande la courbure légère du corps qui avance le bassin vers l’avant, tête à peine en retrait mais bien campée, fière sans doute, le regard fixe, mais les yeux ont l’air de glisser malgré eux vers le vide, de s’abandonner dans la contemplation mélancolique d’un automne sur le chemin des dames.
Joseph effleure une dernière fois l’obus avant de quitter l’espace prévu pour la photographie. Il appelle le chien noir qui l’accompagne désormais. Il a gravi en quelques bonds l’escalier qui mène à l’étage supérieur de la grange où ils ont posé devant le photographe. Il retire l’uniforme de soldat qui lui procure tant de fierté, il n’y aura pas de combat aujourd’hui et pas de nouvelle mise en scène photographique non plus. Il appelle une seconde fois son chien qui fouille le foin de l’étage supérieur. Il se dit qu’il est loin le temps des bêtes, de la pêche, des bergeries et des retraites en estives. Depuis qu’il s’est engagé comme soldat, une brèche chaque jour plus profonde l’éloigne de son village natal. Il se dit qu’il enverra la photographie à son cousin Henri, il aimerait avoir des nouvelles de ceux qui sont restés.
Henri observe l’escalier sombre qui semble mener à l’étage d’un grenier à foin, il se demande à quoi peut ressembler le champ de bataille, si on y trouve des escaliers dérobés pour échapper aux missiles. Il entend parler de la guerre des tranchées et cet obus disproportionné à côté duquel pose fièrement le cousin Joseph fait frémir. Il comprend que cet engin de mort est le véritable objet de la photographie ; l’escalier qui s’échappe à gauche, le chien qui se tient si proche de l’humain à droite, ne sont que des éléments de diversion, ils ne peuvent pas occulter ce dont il est question ici : un obus boche de tranchée.
Joseph trempe dans l’encre bleue la plume qui lui sert à graver l’inscription sur la carte, l’écriture est un peu épatée et l’encre met du temps à sécher. Il est satisfait finalement de cette photographie, elle ne dit pas vraiment la guerre mais un suspens de la guerre, un espace possible où l’arme est déchargée, le compagnon est familier et les escaliers rendent possible l’échappée. Il trempe à nouveau la plume dans l’encre bleue, dessine d’abord, en rêvant, les sillons du ruisseau où il aime pêcher les truites, puis il écrit. L’espace de la carte postale est réduit, il faut sélectionner quelques mots : il n’est pas seul, il a un chien et un obus boche de tranchée, il embrasse son cousin et demande de ses nouvelles. Il ajoute son adresse.
Henri caresse le chien que Joseph a laissé, qu’il lui a confié au moment où il s’est engagé dans l’armée. C’est un border collie avec lequel ils avaient l’habitude de partir à la pêche. Il se sent seul depuis que Joseph est parti. Il gravit les quelques marches qui mènent à la chambre de l’étage et sort le papier à lettres d’un tiroir. Il écrit : Aulon, janvier 1918, mon cher cousin…
Je n’ai pas retrouvé la lettre qu’Henri a envoyée à Joseph, il ne reste que la carte postale avec la photographie pour prendre le chemin du passé et faire résonner la voix de ceux qui ont vécu et ont laissé des traces indéchiffrables. Joseph pose pour un photographe entre un obus démesuré, vestige d’un combat tragique, et un chien qui, selon lui, comble sa solitude. À quoi pense-t-il ? Quelle signification prend cet obus à ce moment précis de la photographie ? Pourquoi cette mise en scène ? Je voudrais me dérober, je laisse un instant sécher l’encre bleue, j’appelle le chien. On n’est jamais vraiment seul.
J’aime beaucoup. Cette opposition entre la guerre et le village. Et le chien qui permet de mieux supporter les choses.
Merci Jad, je ne sais pas s’il y a fractale mais une sorte d’emboîtement grâce à certains éléments (le chien…) !