Dresser la table pour les repas est l’une de nos occupations. On commence par aligner les assiettes métalliques sur un grand rectangle en bois recouvert de nappes en plastique de plusieurs couleurs que l’on doit bien superposer pour qu’il n’y ait pas d’intervalles entre elles. Elles sont par endroits plutôt graisseuses, car on ne s’applique pas assez à les nettoyer d’un repas à l’autre. L’ensemble de nappes disparates et d’assiettes grises crée une espèce de chorale déréglée, qui joue faux, encore plus quand on y ajoute les verres en plastique, de couleurs et formats différents. Sur chaque assiette on pose un bol pour la soupe et une cuillère à tout faire, car on n’a ni couteau ni fourchette. La petite boule de pain que l’on place à côté de chaque assiette est faite bien-sûr pour être mangée, mais elle sert aussi à secourir les morceaux de nourriture qui risqueraient de glisser et de tomber sur la nappe, elle sert aussi à imbiber la sauce quand il y en a et à nettoyer le fond du bol et de l’assiette à la fin. On doit laisser la vaisselle vide et propre même si on n’aime pas ce qu’il y a dedans. Qui n’a pas terminé son repas a droit à une corvée supplémentaire et ce n’est pas toujours agréable quand on vient juste de manger. Les boules de pain sont donc d’une extrême importance, et chacun doit gérer la sienne avec une extrême habilité. Certains ne le font pas, mangent la leur d’un coup et sont bien embêtés par la suite car les surveillants les rappellent à l’ordre avec violence. Ce qui fait que dresser la table est de loin notre occupation préférée, car on peut toujours, discrètement, glisser une ou deux boules de pain supplémentaires dans nos poches pour pouvoir les utiliser à notre guise. Les maux d’estomac nocturnes sont fréquents. On pose aussi sur la table les pichets remplis d’eau du robinet, le jus de fruits est réservé pour les occasions spéciales, les serviettes sont de minuscules carrés de papier très raiche, couleur terre, qui ne servent pratiquement à rien, d’où, une fois de plus, l’utilité des boules de pain, qui sont là aussi pour s’essuyer la bouche quand de celle-ci tendent à s’écouler des liquides indésirables. Bien-sûr, il y en a toujours parmi nous qui ne sont pas sensibles à ces détails. Tout le monde arrive sur le coup de midi et s’assoit à la place qui lui est désignée par les surveillants qui posent à côté de nous un godet avec les médicaments de la journée ; le soir certains ont droit à une dose renforcée de petits cachets blancs, d’autres ne prennent rien. Les boules de pain servent aussi à avaler ces derniers quand il n’y a plus d’eau sur la table. Elles servent également à les faire disparaître mais d’une autre façon. Tout le monde s’assoit et doit patiemment attendre que la cuisinière ait rempli tous les bols avec un liquide plutôt fade qu’elle appelle soupe, si bien que les premiers servis ont droit à la version froide tandis les derniers à la version chaude. Pendant quelques minutes toutes les têtes sont penchées sur leur bol avalant le contenu avec plus ou moins de bruit. Quand arrive le plat principal, les langues se délient et on assiste à une cacophonie de voix mélangée au bruit des cuillères sur les assiettes contenant une vaste gamme de couleurs qui bientôt ne font plus qu’une bouillie indistincte dans certains cas. Tout le monde mange très vite, faisant disparaître rapidement de grosses bouchées au fond de sa gorge. Quand arrive le moment du dessert, des fruits de saison – le flan c’est pour les jours de fête -, chacun espère que celui qui lui a été distribué n’ait pas de vers ou ne soit pas pourri, car cela oblige le destinataire de la malchance à une opération de logistique risquée et peu commode. Ce n’était pas comme cela avant.
Consciente de ne pas avoir respecté la consigne.
J’ai déjà oublié la consigne 😉 Me parviennent les éléments d’une histoire distillés avec malice : pourquoi pas de couteau ? des surveillants ? le pain qui sert à tout, les cachets… A travers les objets se dessine une situation oppressante qui renvoie à un avant meilleur. Merci
Oui, tout à fait Isabelle, bien qu’en milieu clos, le personnage se voit confronté à de nouvelles contraintes qui restreignent encore plus ses mouvements. Merci de votre passage et de votre lecture !
les premiers ont droit à la soupe froide ? qui se réchauffe au fur et à mesure ?
j’aime beaucoup cette écriture. enfin, je l’ai probablement déjà dit.
… l’utilité des boules de pain, qui sont là aussi pour s’essuyer la bouche quand de celle-ci tendent à s’écouler des liquides indésirables.
« les premiers ont droit à la soupe froide ? qui se réchauffe au fur et à mesure ? » Comme ils doivent attendre que tout le monde soit servi pour commencer à manger, les premiers mangent froid, les derniers mangent chaud. Peut-être que ma description n’est pas assez claire.
Merci infiniment, Véronique ! Très contente que vous aimiez !
Mais oui, ils doivent attendre et donc cela refroidit ! Effectivement, je ne l’avais pas compris !