Il faut obéir, je suis ici pour obéir, si j’obéis, tout ira bien. Le règlement est clair. Aucun problème ne m’arrivera si je me plie aux ordres que l’on me donne. J’ai accumulé trop de désobéissances et c’est pour cela que ma main tremble encore et mes jambes parfois cessent de sentir la terre ferme. On commence par une toute petite chose, un petit désir un peu moins réglementaire et voilà qu’on ne dort plus en pensant au suivant sans s’apercevoir qu’il y a des fenêtres partout et des yeux derrière pour épier et trahir. Alors on peint les murs de notre adorable prison pour ne plus avoir envie de les franchir et pour mieux imaginer ce qu’il y a de l’autre côté. Je comble de peinture verte la partie du mur qui avant était parsemée de petites encoches attrayantes mais qui est devenue toute blanche et lisse comme un drap de soie. Quand le pinceau ne fait plus que quelques traits épars sur la surface, je le plonge à nouveau dans le pot qui est à côté de moi pour le regorger de liquide et je recommence à étaler le vert visqueux jusqu’à ce que le blanc disparaisse pour donner lieu à une belle prairie où je pourrai m’étendre et rêver. Parfois un bras vient guider ma main imprécise vers la tache de peinture, et le bras me dit « Attention Adrien, ne fais pas déborder le vert sur le tronc des arbres, ne dépasse pas les limites, regarde bien le modèle », et je regarde le modèle à mes pieds pour ne pas salir les arbres et pour bien copier. Le bras m’encourage « Quand tout sera fini, tu verras l’effet que cela fera dans la cour, toutes ces couleurs ! On pourra s’y promener comme dans un vrai jardin ». Je suis tout à fait d’accord avec le bras qui appartient à quelqu’un de l’équipe multidisciplinaire qui vient tous les jours nous aider à peindre les murs, pour qu’on soit occupés à plein temps et surtout bien éveillés. Je travaille tellement que ma prairie toute verte va bientôt rejoindre le bleu qui est en train d’être peint par Marianne à l’autre extrémité du mur. « C’est le bleu du ciel ? », je demande au bras, qui me répond que c’est le bleu de la rivière. Je me garde bien de lui dire que la rivière n’est pas bleue, mais sombre et grise à l’endroit où les arbres se penchent dans l’eau et qu’au milieu elle est si transparente qui l’on peut voir les galets recouverts de mousse et de joncs sous la blancheur de la pleine lune. Le bras est maintenant derrière Marianne et la guide aussi dans ses gestes pour bien fixer les limites de la rivière qui serpente le long du mur comme un reptile niais au milieu du marron de la terre et des troncs presque noirs. Plus loin, il y en a qui ont des pots de plusieurs couleurs pour faire jaillir des fleurs et des animaux comme sur le modèle. J’ai la main qui me fait mal et la tête me tourne un peu à cause de l’odeur qui est forte et grisante, mais je suis content d’être dehors, guidé et pris en charge par des yeux vigilants et des bras protecteurs. Sans eux, je me serais peut-être dévié du modèle et dessiné une échelle qui prendrait un appui solide sur le vert de la prairie, traverserait miraculeusement la rivière pour s’emparer du ciel encore à peindre, avant de s’élancer vers l’infini. Mais je suis là pour obéir et suivre les ordres et m’intoxiquer de vert et de bleu. Quand, par mégarde, les deux couleurs se rencontrent et se mélangent, surgit la magie d’une couleur étrange et belle qui ne trouve écho en aucune qui se trouve parmi nous ni dans la nature qui frémit de l’autre côté. Elle saisit magnifiquement l’incongruité de toute l’œuvre. Ici, les nuages sont des points immobiles dans un ciel pâteux, les arbres ne s’inclinent pas sous les coups du vent, les animaux n’ont pas peur des bruits humains et la rivière coule sourde et intense. L’inauguration du mur repeint a été une victoire pour tous les bras qui s’agitent dans la joie des applaudissements, on nous a offert des rafraîchissements et des gâteaux comme dans un vrai piquenique, même le directeur est sorti de son bureau protecteur pour voir le travail achevé et féliciter tout le monde. Plus le temps passe, plus le mur pâlit ; la pluie et le vent font leur travail de destruction méticuleusement, sans hâte et sans peur. Tout l’ensemble acquiert en sourdine la couleur impossible, par endroits quelques morceaux de peinture gisent sur le sol, emportant avec eux des fragments de nature défraichis tandis que les arbres par-dessus la barrière friable grandissent et me tendent leurs bras gourmands.
un délice que cette promenade dans un décor en construction, entre vert prairie et bleu du ciel et plantes jaillies de pots en couleur…
je retiens néanmoins : « Plus le temps passe, plus le mur pâlit ; la pluie et le vent font leur travail de destruction méticuleusement, sans hâte et sans peur. »
Oui, Françoise. Toutes les prisons ont des murs qui s’effritent ! Comment va-t-il en sortir, va-t-il vraiment en sortir ! J’espère que le personnage me le dira. Merci infiniment, Françoise. Comme tu le disais, les lecteurs, eux aussi font le livre !
« C’est le bleu du ciel ? », je demande au bras, qui me répond que c’est le bleu de la rivière. Je me garde bien de lui dire que la rivière n’est pas bleue, mais sombre et grise à l’endroit où les arbres se penchent dans l’eau et qu’au milieu elle est si transparente qui l’on peut voir les galets recouverts de mousse et de joncs sous la blancheur de la pleine lune. » J’aime beaucoup ce bras présent comme un interlocuteur, un guide en quelque sorte mais à qui il faut obéir dans cette « adorable prison »
Et la « couleur impossible », superbe.
Pour moi cela parle de la nécessité de construire ses propres paysages à habiter, d’inventer ses propres couleurs. C’est subversif à mes yeux comme peut l’être l’expérience de création. Il y a un poète sud américain je crois dont j’ai oublié de nom qui disait : « Puisque je ne peux pas être libre, j’élargirai ma prison. »
Oui, c’est exactement cela, Françoise ! Merci de l’avoir dit si bien !
Peut-être vaudrait-il mieux une observation extérieure au personnage qui peint sa prison , car sa façon de parler et de penser ne semble pas correspondre à sa maturité.Par exemple ce passage : » guidé et pris en charge par des yeux vigilants et des bras protecteurs. Sans eux, je me serais peut-être dévié du modèle et dessiné une échelle qui prendrait un appui solide sur le vert de la prairie, traverserait miraculeusement la rivière pour s’emparer du ciel encore à peindre, avant de s’élancer vers l’infini. Mais je suis là pour obéir et suivre les ordres et m’intoxiquer de vert et de bleu. ». J’ai du mal à l’imaginer dire cela à ce stade de sa vie carcérale. Et la mention « notre adorable prison », même ironique me semble décalée. Que penses-tu de mon bémol sur cette scène un peu trop idyllique pour un milieu qui reste carcéral ?
La scène n’est pas idyllique, loin de là, elle correspond à un moment où le personnage après une crise violente, s’en remet lentement, et essaie de correspondre à ce qu’on lui demande pour ne pas avoir de problèmes. L’adorable prison n’est pas du tout ironique. C’est ce qu’il pense vraiment à ce moment-là, content d’aller mieux et de pouvoir être dehors. Quant à ta première question, je me la pose aussi, mais, en même temps, je n’aimerais pas pour l’instant qu’un autre personnage vienne imposer son point de vue. Mais plus tard dans le récit, oui, sûrement. Merci pour ton bémol ! 🙂 Je n’avance pas dans la tranquillité, loin de là.
C’est très beau « la couleur impossible » mai pas seulement : il y a ce jeu sur le regard, le regard arrêté par la situation physique, avec ce bras qui n’a pas d’épaule ni de tête ni de corps parce que lui seul à le pouvoir d’exercer une action « libre »(d’imposer finalement), et le regard bloqué par les circonstances, la non adéquation, la représentation, le décor faux et protecteur, faussement protecteur, c’est très complexe ce qui est installé dans ce texte. Aussi l’éclair de lucidité de ce regard qui sait que non, la rivière n’est pas bleue, mais qui le contient dans son crâne (et nous place avec lui, « derrière ses yeux », dans cette impossibilité de dire à voix haute, ce qui fait boucle avec la couleur impossible, promise à disparition). Merci.
Merci infiniment de cette lecture, Christine ! Elle éclaire et dit le texte bien mieux que je l’aurais fait !
« Quand, par mégarde, les deux couleurs se rencontrent et se mélangent, surgit la magie d’une couleur étrange et belle qui ne trouve écho en aucune qui se trouve parmi nous ni dans la nature qui frémit de l’autre côté. » comme un amalgame impossible entre le réel et sa représentation, entre la perception « normale » et la folie ? Je trouve qu’il y a dans la voix d’Adrien quelque chose d’extrêmement poignant parce qu’on sent très bien que son apaisement et son adhésion à l’activité de peinture sont provisoires, sans doute illusoires à moyen terme et que si rechute il y a, elle sera terrible.
Superbe fluidité, merci Helena
Oui, Muriel, c’est ce que je ressens aussi à propos du personnage ! Merci de cet accompagnement et de ce soutien qui m’aident beaucoup dans ce parcours !
Je viens de lire à la suite tous les fragments, avec la sensation forte d’être dans un roman, et d’être emportée par le récit, de ne pas avoir envie que cela s’arrête… Et aussi d’éprouver beaucoup de tendresse pour les personnages, et on oublie totalement les propositions d’écriture! On se love dans l’histoire… Merci!
Merci infiniment, Solange !
Chère Helena, je lis les textes un peu au hasard, et je n’étais pas tombée sur les tiens sauf un ; comme Solange, je viens de les lire à la suite, et c’est déjà un roman que tu nous offres, avec cette interrogation fondamentale sur le normal et l’anormal, la déviance et la façon dont la société tente de la gérer, tout en gardant ton récit drôle parfois et intrigant. Bravo. Connais-tu « Faces in the water » de Janet Frame? Je ne suis pas sûre qu’il soit traduit en français. Le contexte est très différent de ce que tu installes, mais la description de l’intérieur de l’enfermement dans un établissement psychiatrique t’intéresserait sans doute. Encore une fois j’ai hâte de lire la suite de l’histoire d’Adrien.
Je vais essayer de la poursuivre ! Merci infiniment, Laure !
Ce que celle qui a écrit savait sans doute : le pouvoir hypnotique des mots qui en disent plus des gestes que ces mêmes gestes lorsqu’on les a même longuement regardés… Ce qu’elle ne pouvait pas savoir : l’effet particulier d’un prénom quand il a été celui d’un proche, en l’occurrence un grand-père, dont on a pour la première fois l’occasion d’explorer une hypothèse d’intériorité jusqu’à ce qu’on second prénom surgisse, a priori incongru dans la proximité de ce grand-père mais qui du coup fait rêver à une possible fiction !…
Oh, je suis émue, Philippe ! En fait, mon manque d’habilité d’autrice m’a fait malheureusement changer le nom du second personnage en cours de route. Elle devrait s’appeler Pauline. Au cas où une autre coïncidence viendrait à surgir. Merci infinement de votre lecture !