C’est à peine si on les remarquait. Il y en avait cinq ou six, et peut-être moins. Insérées dans la rainure, entre la vitre et le cadre de la porte. Elles dissimulaient la vaisselle sise à l’arrière, des verres sans doute, je ne me souviens pas, mais j’imagine bien des verres, les verres de tous les jours, car les autres, les verres à pied comme on dit, étaient rangés dans le bahut de la salle, là il devait y avoir les verres de l’ordinaire, ceux pour les enfants avec des dessins dessus et ceux récupérés, dissemblables et sans beaucoup de valeur, sans doute aussi, dans la partie supérieure, les bols et les tasses du quotidien. Un battant vitré qui ouvrait sur un des antres du buffet…C’était la partie haute de ce meuble, le vaisselier, avec de chaque côté de la vitre centrale, une porte plus étroite et pleine, avec des grappes d’arabesques incrustées dans le bois. Trois clés une pour chaque porte. Entre le haut et le bas du meuble un espace vide, empli du plein que l’on dépose là, abandonne et oublie : des lettres, un journal, une ordonnance, quelques boites de médicaments, une épingle à linge, des prospectus, une boîte de Pulmoll ou de pastilles Valda, et même le catalogue de Manufrance, prêt à être consulté. Tout cela cachant le miroir inséré tout au fond, qui ne servait sans doute qu’à refléter un peu de lumière dans ce bois sombre. Des cartes postales donc, coincées sur la vitre. Sur la bordure inférieure. Posées là un jour. Et restées là toujours. D’autres sans doute dans les deux coins supérieurs. Ternies par le temps et les vapeurs de la cuisine. Tachées de graisse ou de doigts d’enfants. C’était des cartes de là-bas bien sûr. De ce là-bas où l’on n’irait plus. Ici, pas de Tour Eiffel ou de pont du Gard, pas de statue de la Liberté ou de cathédrale de Moscou, pas de Big Ben, non, rien que des cartes postales envoyées par la famille avec des vues de Vicence, de Venise, et de Bassano del Grappa, la ville d’où ils étaient venus en juillet 1924. Je contemplais ces cartes comme plus tard je le ferai avec les tableaux dans les musées. C’était un peu un rituel — les petits enfants aiment bien répéter certains gestes quand ils se rendent chez leurs grands-parents, une manière de se rassurer et de ranger un peu les choses dans leur tête — , Mafalda décrochait une ou deux cartes, me les confiait avec les consignes qui allaient de pair : tu as les mains propres, ne les abîme pas, fais attention… C’était le lien de mondes dont je ne savais rien. On n’en parlait pas. Des mondes miroirs où il fallait voir ce qu’on ne voyait pas. Une présence absence de gens inconnus, qui avaient envoyé ces cartes, et dont j’attrapais au vol quelque prénom parfois, sans trop comprendre qui étaient ces silhouettes que j’imaginais alors leur créant des corps imaginaires, des visages sans contour net, des regards flous, quelque chose de l’inachevé au bord des yeux, des images de gens que je ne rencontrerai jamais. Des anges en quelque sorte. Des silhouettes dans des lieux. Où Mafalda et Gildo avaient vécu, où leurs enfants morts étaient probablement enterrés, mais ça bien sûr je n’en savais rien. Ces cartes postales comme des fragments d’eux. Un voyage à partager. Sur les cartes de Bassano, il y avait toujours un pont de représenté ; le même pont bien sûr. La signature du lieu. Le Ponte Vecchio ou il ponte degli alpini Pont construit en bois, incendié, reconstruit, détruit, rasé, reconstruit…aprè sdes crues de la Brenta qui coule dessous ou des guerres.Plusieurs vies en une. Une généalogie de ponts en quelque sorte à laquelle je suis liée. Un pont de bois couvert avec ses soubassements caractéristiques de pylônes aux larges épaules. J’y voyais des ailes inversées qui s’enfonçaient dans l’eau tumultueuse, et qui « maintenaient » le pont.à flot. Entre deux vies. Mon songe évaporé, la carte laissée sur la table, Mafalda la reprenait et la réinsérait entre la vitre et le cadre en bois, au même endroit. Chaque chose à sa place. Le souvenir du lieu toujours coincé dans l’angle de la vitre, comme une fenêtre qui peut s’ouvrir à tout instant, un horizon d’éclatement possible, une liturgie du songe.
Plus tard, bien plus tard, après bien des morts, quand il n’y eut plus de survivants pour dire, je suis allée le voir ce pont. Emprunté les ruelles de la vieille ville et débouché sur l’allée piétonne du pont recouvert d’une structure boisée, foulé avec d’autres touristes le sol, regardé le fleuve par les arcades, puis après l’avoir traversé, pris une petite ruelle qui montait et arrivée près d’un muret qui surplombait le fleuve, admiré la vue avec ce pont enjambant la Brenta, presque similaire à la carte postale de l’enfance. Peut-être même encore plus réussi, puisque prenant le cliché, je me positionnais de telle façon qu’un plot en béton rond semblait soutenir le pont sur l’une de ses extrémités. La photo se tient désormais sur l’étagère de mon bureau, au-dessus de la fenêtre de l’ordinateur. Séparation, liaison, suture. Vertige aussi.
Suis touchée. C’est très beau ce départ en gros plan du buffet de la cuisine avec cette idée de transparence des verres, évocation des ordinaires et des précieux (mais ailleurs) et les cartes postales pour retracer le parcours de plusieurs vies : présence abscence, mondes miroirs. Merci.
Merci Françoise de votre regard et je n’avais pas prêté attention à la transparence des verres…Comme la lecture des uns et des autres est importante!
Le vaisselier avec des sculptures sur les portes, les verres, le bric-à-brac, et puis ces cartes postales, objets de récits, de confidences, de rêveries, de regrets
j’ai eu le fort sentiment d’un virage avec « C’était des cartes de là-bas bien sûr. De ce là-bas où l’on n’irait plus. « , de quelque chose d’essentiel dans ce récit…
et le présent reprend le dessus, le présent… et superbe fin
merci Solange…
Merci Françoise. Et je me rends compte que je n’ai rien dit de ce qui pourrait être écrit au verso de la carte…il y a encore du travail à faire…