C’est une vieille carte postale, au recto une photographie pas tout à fait cadrée sur le fond blanc, au verso les indications usuelles, la mention carte postale et la séparation verticale, prévue pour le texte d’un côté, l’adresse de l’autre. On est en 1917. On se fait tirer le portrait, chose rare. Henri reçoit la carte postale de de son cousin Joseph en décembre 1917, il lit les premiers mots : « souvenir de Soissons » ; puis il regarde à nouveau la photographie. J’imagine sa curiosité. Le regard bute sur des inscriptions dans un rectangle blanc, sur un obus dont la taille impressionne. Une légende est prévue pour cet engin d’artillerie, elle est tracée à la main à l’encre bleue : obus boche de tranchée. Il y a sans doute quelque fierté pour un soldat à poser la main droite appuyée sur ce lance-mines qui arrive à hauteur de nombril, à poser avec un engin propulsé pour tuer des soldats, auquel on aura sans doute échappé. La légende le nomme obus boche, parce qu’on ne peut pas appeler l’ennemi autrement à ce moment là mais la carte accorde un mot à la langue de l’ennemi pour le désigner précisément : c’est un minenwerfer. Le métal est gravé d’une date : 21-12-17 et l’étiquette blanche, qu’on aimerait maintenant pouvoir soulever, disposée à la verticale comme une languette, n’est peut-être pas une légende, il n’y a pas de légende, mais une autre inscription, cachée, une autre chose, censurée. Comme cette marque blanche sur une photographie qui attire l’attention sur ce qui est caché plus que sur ce qui est montré, sur ce qui manque et qui pourrait trouer le silence, le texte de la carte dissimule le réel. Quel souvenir de Soissons peut-on envoyer en 1917 quand on pose en uniforme d’artillerie ? Quel souvenir de Soissons peut-on raconter quand l’adresse donnée pour recevoir bientôt des nouvelles mentionne le 24e groupe de tranchée ? Cette étiquette blanche qui masque une partie de l’image cache peut-être le nom d’un lieu, un nom qui résonne poétiquement, un chemin des Dames qui mènerait jusqu’à Reims. Pourtant il n’y a pas de dames sur la photographie, mais un homme, un soldat qui s’appuie de la main droite sur la pointe d’un lance-mines, dit minenwerfer dans la langue de l’autre, la langue des boches, l’autre main est cachée dans le dos. La pose est sûre et légèrement nonchalante, le corps appuyé sur un objet déchargé de toute sa dangerosité, un souvenir donc. L’homme en uniforme, le cousin Joseph, regarde l’objectif d’un air assuré. Il écrit à Henri pour évoquer avec lui un souvenir de Soissons et pour lui dire qu’il l’embrasse. Le souvenir concerne en réalité deux éléments particuliers qui figurent avec lui sur la photographie : à sa droite, le minenwerfer, inscrit comme obus boche de tranchée sur une étiquette blanche qui n’est en réalité sûrement pas destinée à l’inscription d’une légende mais qui dissimule autre chose (sa main droite est appuyée sur la pointe de l’obus dans une posture presque nonchalante) ; à sa gauche, un chien noir dont la posture tout à fait nonchalante est incroyable. Pour l’observateur de la carte postale, l’étiquette blanche à gauche de l’image retient l’attention, elle pointe le mystère. Puis on regarde le chien. On lit au verso de la carte : « tu verras bien que je ne suis pas seul, j’ai un chien avec moi ». On le voit bien effectivement puisque le chien est sur la photographie et on se dit que Henri est heureux pour Joseph car ce chien a vraiment un regard incroyable et il pose bien sagement pour le photographe sans se préoccuper de l’obus boche de tranchée de l’autre côté avec son étiquette blanche (qu’il ne voit pas) et qui retiendra toute l’attention parce qu’elle cache sûrement quelque chose. Un soldat en uniforme d’artillerie qui appartient à la 125e batterie du 24e groupe de tranchée dans le secteur 181 envoie à son cousin un souvenir de Soissons qui montre un obus et un chien : « tu verras bien que je ne suis pas seul, j’ai un chien avec moi puis un obus boche de tranchée (minenwerfer) ». On se dit que les chiens à Soissons en 1917 qui se promenaient sur le chemin des Dames (nom au potentiel poétique) devaient vraiment être incroyables. Peut-être qu’ils trouvaient des minenwerfer d’une centaine de kilos qu’on ramenait ensuite à plusieurs (ou sur des petits charriots tirés par d’autres chiens) pour poser à tour de rôle sur une photographie. L’étiquette blanche laisse dans l’ombre une partie de l’histoire. Joseph demande des nouvelles à Henri. Il lui laisse son adresse, il précise que l’ « adresse juste » est : 264e artillerie 125e batterie 24e groupe de tranchée secteur 181. On voit bien qu’il n’est pas seul, il a un chien avec lui, et un obus. Sur le rectangle blanc tourné à la verticale de petites lettres sont tracées à l’encre bleue, la couleur est restée plus vive sur le papier glacé, il faut tourner la carte pour déchiffrer : obus boche de tranchée. On comprend bien qu’il n’est pas seul. Le chien est incroyable.
(« le texte de la carte dissimule le réel », on encercle, on creuse, on enquête)
Poésie de la répétition qui pose les questions, les faits, les certitudes et qui laisse la place au désir de savoir.
Moi, c’est le visage de ce jeune homme qui me trouble. Cette expression, lèvres légèrement écartées, regard droit, frontal. Que pense-t-il de sa situation à l’instant T ? Que veut-il montrer de valeureux de sa vie dans des conditions extrêmes et dangereuses ? Veut-il laisser une trace de son passage à la guerre ? Joseph et (son?) gros chien photogénique comme preuves de résistance à l’ennemi. Est-il revenu du front ? Votre texte nous le rend vivant.
Je ne sais pas grand chose sur Joseph mais je sais qu’il est revenu vivant de la guerre. Merci pour ce regard si précis sur cette photographie qui me fascine.
beaucoup aimé ce rectangle blanc qui cache, ne dit pas, la date dans le métal, et le regard de l’homme et celui incroyable du chien noir qui lui sert de compagnie
beaucoup aimé ces détails
Merci pour ces retours, je n’étais pas trop sûre d’être dans la consigne, je me suis laissée emporter par la carte postale !