L’ombre comme la poussière est notre fonds secret. (Roberto Peregalli)
La cuisine est plongée dans la pénombre, avec ses volets à demi-clos, en cette matinée de juillet. C’est dans cette pénombre et ce silence ciselé à la hache par le battement du balancier du carillon, que Mafalda et l’enfant, que j’abrite encore un peu dans mon corps, doivent venir à bout d’un monticule de haricots, tout frais ramassés, et qu’il faut équeuter. Mafalda a montré le geste à la fillette qui fait cela pour la première fois: ôter à la main d’un coup sec les deux extrémités de chaque haricot. Les petites mains se mettent au travail, il n’y a pas d’autre choix. Les secondes n’en finissent pas de cogner et de se transformer en minutes sans que l’on ne puisse rien y faire. Une main se saisit d’un haricot, l’autre sectionne un bout, tourne le légume et ôte l’autre côté, puis le pose dans le saladier. Tout cela se fait machinalement pour des mains expertes. Celles de la fillette éprouvent l’hésitation du novice. Peu à peu, dans le silence entrecoupé des tic-tac, l’équeutage, que Mafalda avait appelé épluchage, se déroule. Un tic et une extrémité verte est décapitée, un tac et c’est au tour de l’autre. L’enfant adopte sans le savoir le rythme du balancier. Et parfois un fil, dont Mafalda a montré comment le tirer pour l’enlever, vient rompre l’harmonie et perturbe le cours du travail sans déranger le balancier qui n’est que régularité. L’enfant ne sait plus si l’on en est au tic ou bien au tac. Soudain des coups répétés résonnent éparpillant les pensées de l’enfant qui s’aventuraient au cœur d’une intrigue du Club des cinq dont elle aurait bien aimé poursuivre la lecture. Elle a dû s’arrêter à un moment capital de l’histoire, et Mafalda ne s’en soucie pas. Elle n’a pas compté le nombre de coups que le carillon a dicté, mais elle sait qu’elle peut se rattraper car il va recommencer sous peu. Ses gestes se ralentissent. Elle trouve que le tas de haricots entiers ne baisse pas rapidement, et qu’il est vraiment énorme. Ça y est, il faut compter les coups, cela doit faire dix. Que fera-t-elle quand elle aura dix ans ? Deux années encore à attendre. Sa grand-mère lui signifie d’un regard fixe qu’il faut reprendre l’équeutage. Ses mains se réaniment, le balancier reprend ses battements, la rêverie dans un souterrain avec les personnages de son livre reprend. Il y fait aussi sombre que dans cette cuisine, où ne filtrent que quelques rais de lumière dans l’interstice entre les volets. Le poudroiement des poussières en lévitation capte le regard de l’enfant, de la même manière que chez le personnage de Claude qui semble ainsi avoir trouvé une sortie pour s’échapper d’un danger important. L’enfant se noie dans cet entre-deux, cela ralentit le travail des mains, jusqu’à le suspendre, car elle se tient dans ce poème de la poussière, dans ce songe où l’invisible tente à se rendre palpable, à rendre visible quelques lambeaux d’un monde d’éternité. Le balancier balance ses sons, et la lumière libère des poussières comme les mots dans les livres de la bibliothèque rose. Mafalda ne dit rien. Elle aussi est hypnotisée et vogue dans ses propres songes, dans cette danse de particules qui l’emporte dans son monde à elle, dont l’enfant ne saura jamais rien, dans un imaginaire ou dans des souvenirs qui naissent, sinuent et oblitèrent un présent dont elle n’est pas vraiment maîtresse. Par ce jeu de lumière, chacune se coule dans son intériorité, là où la notion de temps s’égare, comme si un souffle venait d’ouvrir une porte dans la tête de Mafalda, et que des pensées neuves s’élevaient paisiblement. Un nuage de pas grand-chose efface soudain ces visions. Mafalda est sur le point de dire quelque chose, mais ses mots restent collés sur son palais. Son regard s’enfuit, cherche à reprendre contenance, se pose sur le compotier de fruits empli de pêches et d’abricots, posé dans la niche du buffet, s’élève au-dessus et caresse les cartes postales, celles qui parlent de là-bas, où elle sait bien désormais qu’elle n’ira plus.
Sur la table les deux tas de haricots, épluchés ou non, sont à peu près similaires. Et l’horloge sur le mur poursuit le pétrissage du temps…
Bonjour Solange, à travers votre texte j’ai participé à l’équeutage des haricots avec Mafalda et la fillette et me suis moi aussi coulée dans mon intériorité… Le va-et-vient entre le geste et le vagabondage de la pensée et du regard se fait très naturellement, jalonné par le tic-tac de la pendule. Merci pour cette « Madeleine de Proust »
Merci Claudine d’être passée et d’avoir vagabondé avec moi…
Je viens de lire d’un trait votre roman ! Tout se serre si bien autour de cette famille, on suit leurs tristesses, leurs espoirs, on sent en nous les coups que la vie leur a infligés. J’ai beaucoup aimé cette attention portée sur chaque personnage, les enfants, Mafalda, surtout, son parcours presque muet, encore terrassée par ses deuils, sur les pas de mari et le dernier texte. Dans l’écart de tant d’années, que s’est-il passé ? On en sait quelques bribes, mais il y a encore tellement de choses à découvrir. Merci, Solange pour cette lecture !
Merci beaucoup Helena pour votre message. Cela me touche beaucoup!
Je ne sais pas si cela fera roman mais je suis assez étonnée de l’indépendance que prennent les personnages, notamment Mafalda. J’ai l’impression de réhabiliter ma grand-mère que je craignais un peu lorsque j’étais enfant. À cela je ne m’attendais absolument pas. Et oui il y a plein de vides à combler et tout sera à reprendre.
Encore merci pour votre lecture