Plusieurs visions sont possibles. Plusieurs fictions pour dire un réel. Enterré dans l’oubli. Des flashes de gestes accomplis. Il y a plus de cinquante ans. Et surtout le dernier. Mais d’abord ses doigts qui tiennent une châtaigne chaude, après avoir sorti du four le plat empli de ces fruits fendus juste avant d’une lame de couteau, doigts qui la font valser d’une main à l’autre, pour ne pas se brûler, ôtent la coque brune par petits morceaux, ses doigts ridés recroquevillés sur la chair claire qui s’extirpe peu à peu, puis portent à la bouche qui souffle dessus pour avoir l’impression de diluer la chaleur, puis qui croque dedans, mâche, déglutit, et le plaisir simple qui se diffuse sur le visage, les yeux se ferment presque. Elle fait corps avec la châtaigne.
Les visions ne sont pas si nombreuses. Son sourire de dentiers. Dont on ne s’approche pas vraiment. Le haut de son corps penché sur la cuisinière. Tourner une cuillère dans une casserole. Et ce sont encore ses mains que l’on regarde, celles qui cuisinent, qui écrasent les pommes de terre en purée avec un presse-purée, et qui mélangent du bout des doigts avec du jaune d’œuf et de la farine, font de petites boules, les roulent comme de courtes saucisses et du dos d’une fourchette exercent une pression pour tracer des traits dessus et confectionner ainsi des gnocchis, avant de les plonger dans l’eau bouillante jusqu’à ce qu’ils remontent à la surface, qu’ils soient extraits de l’eau, puis recouverts de sauce tomate, ou baignés dans un jus de viande noir.
Les mains sont sécurisantes. Ce sont celles qui prodiguent des caresses aux bébés dans la compagnie d’une voix qui chantonne, qui murmure une comptine en italien, qui bien sûr va calmer l’enfant, l’inciter à dormir. Les yeux semblent un peu perdus dans un autre monde. Ce sont des mains de tendresse. Une tendresse bien cachée, qui ne s’exprime pas souvent. Et le souvenir qu’on aimera conserver. On garde toujours son visage un peu à distance. Il a une narine fendue. En oblique. Et que l’on cherche à ne pas voir. Mais que l’on voit. Et on ne sait pas ce qu’il s’est passé. On n’a jamais demandé. On n’a pas osé. Maintenant c’est trop tard. Personne pour expliquer.
Et puis les mains encore pour le dernier geste. Celui qui fera qu’il n’y en aura pas d’autres. Le choix d’en finir. La décision prise. Elle a déjà essayé avec des médicaments. Ça n’a pas réussi. Alors il faut essayer autre chose. Lier une cordelette autour du cou. L’accrocher à l’espagnolette de la fenêtre et serrer. Et plus rien.
J’aurais parfois sucré les phrases en attaque, « plusieurs visions sont possibles » « les visions ne sont pas nombreuses » le texte tient sans elles, et ces éléments y compris la chronologie sont implicites, on les perçoit en lisant l’ensemble. Il y a une belle sensualité dans le premier paragraphe, dans la description simple des gestes de cuisine aussi dans le deuxième paragraphe.
Merci Marion! Oui, ces petites phrases sont juste là pour me mettre en route; elles font partie de l’échafaudage du texte et peuvent être supprimées!
portraits volés à travers l’observation des mains, super belle idée, ces mains qui procurent nourriture, affection, sécurité
là aussi on est dans le féminin, dans des portraits sensibles qui font partie de nous
et ton dernier bloc, si dur, définitif
Une superbe évocation à partir d’une mémoires sensible avec une grande précision dans la mise en scène de ces mains.
La chute nous saisit par surprise. Merci