#été2023 #05bis | Ils ne savent rien

On était à peu près du même âge, mais on ne fréquentait pas la même école, il a été très vite envoyé dans un établissement spécial pour des enfants pas comme les autres. Il arrivait ici, au magasin de mon père, déposait quelques pièces de monnaie sur le comptoir et attendait sans rien dire qu’on lui remette les journaux pour ses parents. Quatre en tout. Il restait là, un bon moment à regarder autour de lui, parfois ses yeux se fixaient sur un objet et ne le lâchaient plus, certains jours, il attrapait les journaux et partait tout de suite, traversait la rue en courant sans faire attention aux voitures, un de ces jours il va se faire écraser, disait mon père, je ne sais pas comment on le laisse vagabonder comme cela, on dirait qu’ils s’en foutent pas mal de l’enfant qu’ils ont. Et puis le malheur est arrivé, mais pas comme l’avait prévu mon père, pour le reste, je pense que vous le savez, tout le monde le sait. S’il est encore en vie, je n’en sais absolument rien, désolé. Faudrait aller demander au Centre, vous y êtes allé ?

Le petit Adrien restait des heures à regarder par la fenêtre. On ne savait pas s’il prêtait attention à ce qu’on lui disait. C’étaient ses yeux énormes qui m’impressionnaient, prêts à avaler le monde ou à être engloutis par lui, je ne sais pas, on n’arrivait pas très bien à découvrir de quoi il pâtissait, les avis se partageaient et se multipliaient aussi, les uns disaient que c’était un décalage ou plutôt un désajustement entre le vécu et le devoir vivre, d’autres une incapacité à discerner le sens figuré des choses. En tout cas, il avait des amis ici, je crois qu’il en avait aussi au Centre où on l’a envoyé après… après ce qui s’est passé. Comme il était en régime ouvert, il apportait toute sorte de trucs qu’il distribuait à la ronde ; ce n’étaient pas des choses habituelles, des jouets, des bonbons, des livres, non, des écorces d’arbres, des bouteilles vides, des bouts de papier, je crois qu’il ramassait tout ça dans la rue, un jour, il a apporté un crapaud vivant, le crapaud s’est enfui et on ne l’a plus retrouvé. Comment voulez que je le sache s’il est encore en vie ? C’est très loin, tout ça, il faut aller au Centre si vous voulez en savoir plus.

Tout ce que je sais je l’ai écrit dans le livre. Pas ma meilleure œuvre, trop ambitieuse pour mes vertes années, beaucoup de modèles en tête, consciemment ou inconsciemment imités, bref, l’histoire m’a intriguée, j’ai senti qu’il y avait quelque chose, une matière brute à modeler, un fait-divers qui prend des proportions insoupçonnées, comme pour Truman Capote, vous voyez ? Bon, c’est pas grave. Si j’ai connu Adrien ? Non, pas personnellement, mais j’ai suivi toutes les séances au tribunal, puis cette autre, quelques années après, qui a précipité les choses, cela m’a fait un coup de voir tout le monde se démener autour de lui, les avocats, les témoins, les juges, les jurés, et lui là, stoïque, silencieux, immobile, je me suis demandé ce qui pouvait se passer dans sa tête, comment il voyait tout cela, cela m’a torturé durant des jours et des jours, j’arrêtais pas d’y penser ; je suis allé voir la maison où est arrivé le désastre, j’ai essayé de parler aux deux familles, mais vous savez quoi ? J’ai tout laissé tomber et j’ai commencé à écrire. Cet Adrien que vous avez lu, c’est une amalgame, je dirais plutôt une alchimie entre ce que j’ai vu et entendu et ce que j’ai inventé, moi-même je ne sais plus trop faire la distinction, non, ce n’est pas fiable, comme vous dites. Est-ce que je sais ce qui s’est passé au Centre, comment était sa vie là-bas, comment il passait ses journées ? Je n’y suis jamais entré,mais parfois on imagine vrai, vous savez ? Il faut se coller à quelque chose et ne plus la lâcher, y croire comme à notre vie, les mots arrivent après, c’est sans y penser. On dit des choses qui ne nous appartiennent pas, un tunnel obscur dont on tâte les parois pour s’orienter. Parfois on se perd complétement, on ne retrouve jamais le chemin, ni celui-là ni un autre, d’ailleurs, mais quand on arrive au bout, il y a quand même quelque chose qui nous remue de l’intérieur, un petit goût de voilà c’est fait, je m’en suis sorti. On respire mieux. Ah, oui, Adrien. Je n’en sais rien. S’il vit encore, possible. Mais, maintenant que j’y pense, j’ai eu plusieurs entretiens avec l’infirmière qui l’a suivi au Centre, celle qu’on a virée ou qui est partie de son plein gré, je ne sais plus. Elle ne s’appelle pas Marguerite, ça c’est le nom que je lui ai donné dans le roman. Elle m’a fourni pas mal de renseignements sur cette espèce d’écurie qui est l’établissement où on l’a enfermé. Mais elle était dévastée, complétement dépassée par les événements, ravagée par le remords et l’impuissance, une quille de bateau échouée sur un rivage inconnu. Pas la peine d’aller voir au Centre, on ne vous recevra pas.

Adrien ? Vous n’êtes pas le premier à venir me voir à cause d’Adrien. Je suis très fatiguée. Cette histoire m’a détruite. S’il vous plait, partez, que voulez-vous remuer encore ?  S’il est encore en vie ? Mais quelle question absurde !  Je vous prie de partir. Ou plutôt, non, venez ici. Il y a quelque chose que je veux dire à propos d’Adrien. On n’a rien compris à son cas. Vous savez pourquoi ? Les gens ne voient que les secondes intentions, alors que ce sont les premières qui comptent. Maintenant, partez, j’ai besoin de me reposer. Et pourquoi voulez-vous le retrouver ? A quoi ça servirait ?

Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise sur ce taré, il a déjà assez fait de bordel comme ça, c’est un ville tranquille ici, on avait pas besoin de tout ce tapage, pas vraiment connu, non, les parents et le frère, si, des gens bien, ils ont fait ce que font les parents, on veut toujours défendre les nôtres, la famille, même si elle est toute pourrie, mais je vous dis, sa place était en prison, la prison ferme, je sais comment ça se passe, un appel par-ci, un appel par-là, une virgule qui est pas à la bonne place, un procès mal fichu, affaire bouclée, avec de l’argent on s’en sort toujours, je vous dis que je m’en fous de votre Adrien, point, pourquoi vous n’allez pas demander au Centre, il parait qu’il avait des tas de psy autour de lui, payés par qui, hein, par des andouilles comme nous, ne me faites pas monter la moutarde au nez, allez demander l’aumône ailleurs, par ici on a déjà donné.

A propos de Helena Barroso

Je vis à Lisbonne, mais il est peut-être temps de partir à nouveau et d'aller découvrir d'autres parages. Je suis professeure depuis près de trente ans, si bien que je commence à penser qu'autre chose serait une bonne chose à faire. Je peux dire que déménagement me définirait plutôt bien.

15 commentaires à propos de “#été2023 #05bis | Ils ne savent rien”

  1. Bravo! Les voix s’entendent tout en ayant leur spécificités. Très inspirant, merci.

    • Oui, le prénom fait résonner celui d’un autre personnage ! Mais rien à faire, maintenant ! Adrien restera ! Merci infinement, Ugo !

  2. De plus en plus prenant, j’ai adoré le passage de l’écrivain.e cet hors-champ de ce que tu nous avais donné à lire jusqu’à présent, ses interrogations, sa pratique, ce tunnel obscur… Superbe.

    • Merci, Laure ! Je suis contente que cela fasse sens pour toi ! Pas très sûre où ce texte pourra s’insérer dans le récit, mais le chemin est encore long !

  3. bel entrelacement qui nous réclame d’établir notre propre composition… beaucoup aimé ton bloc 3 bien sûr et ai retenu : « Parfois on se perd complétement, on ne retrouve jamais le chemin, ni celui-là ni un autre, d’ailleurs, mais quand on arrive au bout, il y a quand même quelque chose qui nous remue de l’intérieur, un petit goût de voilà c’est fait, je m’en suis sorti. On respire mieux. »…
    merci Helena

    • Merci tellement, Françoise ! Texte un peu hors forme initiale, mais qui sait s’il ne trouve sa place dans le récit. Ces explorations sont exactement faites pour cela !

    • oh mais oui, c’est tellement ça, j’ai été très émue de lire ce passage, chère Helena…
      comme dans le zoom de samedi matin, pas étonnant que ce soit ce que tu relèves aussi Françoise 😉 !

      et comme il est bon à présent d’entendre d’autres voix, bravo Helena, le mystère s’épaissit tout en se dévoilant un peu…
      suis heureuse de pouvoir reprendre le fil après une interruption involontaire !
      à bientôt la suite !!

      • Heureuse de ton retour ! Et merci infiniment pour ton commentaire ! Je vais aller découvrir tes textes !

  4. Important ce passage par l’extérieur du personnage pour le saisir mieux. J’ai hâte d’en lire plus.