Jeanne (la fille)
Quand je descends à l’aube le sentier qui coure le long du ruisseau, de longs fils fins argentés flottent au-dessus des herbes folles. Dans la lumière pâle des premières lueurs de l’aube, j’ai vu les gouttelettes de rosées comme de petites agates de verre capturées par les tiges des buissons épineux. J’ai aperçu la petite bête jaune et noire qui file sa toile agile sur la prairie broussailleuse. Comme l’araignée à huit pattes, l’épeire des bois, qui sécrète en étoile son refuge duveteux, j’aspire la rosée du matin.
Marie (la sœur de Jeanne)
Les jeunes filles du Lavedan croient que si elles aperçoivent ces fils tout près d’une source d’eau, une fée sortira du peloton merveilleux qu’elles auront enroulé. Elles libèrent alors une fée contre un présent, une fée qui répond aux souhaits des jeunes filles. Pour ne pas rompre le charme, la fée épouse ensuite un berger, s’installe au village et fonde une famille. Pour ne pas rompre le charme, jamais elle ne doit être appelée folle ou fée. On raconte qu’un jour une fée, grâce à ses facultés divinatoires, avait ordonné qu’on fauche les champs en prévision de l’orage, en protection de la grêle. Accusée d’être folle par l’époux en colère, elle disparaît dans un nuage de fumée, dans une nuée de fils soyeux qui l’entraînent au fond de la forêt. On dit que la fée revient parfois coiffer les cheveux de ses enfants qu’elle étire en longs fils dorés dans la lumière du matin. Peut-être que ma mère est une fée.
Jeanne (la fille)
Ma mère est une araignée qui m’observe de tous ses yeux. Tapie au fond de sa spirale de nylon, elle voit le piège se déchirer en lambeaux de mousse. Protégée dans la poche de soie, je formule trois vœux.
Henri (le frère de Jeanne et Marie)
Les refuges obscurs près des ruisseaux cachent des dames blanches, les hadas. Les êtres chtoniens habitent les cavités difficiles à atteindre. Je contemple la roche caverneuse d’où jaillit dans un éclair la source vive. Maman dit que les hadas sortent de leur grotte en fin de journée, elle dit que de brèves rencontres avec les humains sont possibles, que c’est une chance : les hadas savent s’il faut rentrer le foin. La dame blanche m’attend, elle s’assoit jusqu’au matin sur les pierres, elle tisse les longs fils qui recouvrent les prés. Maman dit qu’une jeune fille du comté de Bigorre a vu dans un halo de lumière une dame vêtue de blanc à l’entrée d’une grotte. La jeune fille a répété partout dans le village : j’ai vu une dame blanche qui était pleine de bonté.
Louise (la mère)
On raconte que les fils tissés en plein air, visibles dans l’aube humide, proviennent de la quenouille de la Vierge Marie. La Vierge assise près de l’enfant qui dort file de ses doigts menus au bout son fuseau et laisse les fils s’éparpiller dans l’air pour rendre plus chaud en hiver le nid des oiselets.
Jeanne (la fille)
Mon premier vœu est de rencontrer la dame blanche à l’entrée d’une grotte comme la jeune fille de Bigorre. Mon deuxième vœu concerne le berger…
Jeanne (la grand-mère d’outre-tombe)
Je sais désormais que les fils fragiles dévoilés par les rayons brumeux du crépuscule servent à tisser le linceul des morts, le linceul des miséreux qui tombent un soir au coin d’un bois ou d’un talus et qui gisent abandonnés. Les fils de la Vierge tricotent le drap funèbre qui protège le sommeil éternel.
Jeanne (la fille)
Mon troisième vœu est de pouvoir m’étendre un jour sur la mousse dans la lueur de l’aube, de flotter doucement balancée dans le cocon de fils, et d’entendre dans le tintement clair du ruisseau le murmure des morts.