C’était presque ordinaire, une fois par moi un petit vieux ou une petite vieille faisait un malaise et elles appelaient les pompiers. Quelquefois elles se trompaient, l’ancien était juste endormi, alors maintenant les pompiers voulaient être sûrs de ne pas venir pour rien, depuis quelque temps une des bibliothécaires à tour de rôle était désignée par ses collègues pour aller pincer le possible endormi. Elle allait affronter la bête courageusement. Elle avançait sur la pointe des pieds, s’approchait du pauvre vieux et laisser tomber sur le sol un gros livre qu’elle avait pris en rayon. Les plus hardies, pour être sûres de l’urgence, s’approchaient encore un peu et pinçaient le dessus de la main du pauvre vieux. Aujourd’hui c’était l’homme en gris qui les inquiétait. Il ne bougeait plus, les yeux fermés assis dans le petit fauteuil du rayon art décoratif, la tête penchée sur le côté, on entendait sa respiration régulière, devant lui il y avait un cahier ouvert et un stylo posé sur la table basse à côté.
— Je suis la responsable, c’est moi qui vous ai appelé. Il a perdu la tête, mais pour le reste il semble aller bien. Je crois qu’il est perdu. Si vous pouviez faire vite.
Je suis pompier depuis quinze ans, j’en ai vu, du moche du pas beau, des fois de retour à la maison, ce n’est pas facile d’effacer. Le petit vieux qui se perd, c’est de l’ordinaire. Je vais l’examiner sur place, s’il le faut j’appellerai le SAMU.
— Ça va monsieur ?
Je cherchais un livre sur les meubles américains, ce style des années cinquante, le pendant des Cadillac, je pensais qu’il dormait. Mais j’ai eu peur, il s’est tourné ver moi et il m’a dit : Où il est. Je lui ai demandé qui, il a répété en boucle : Où il est ? Où il est ? Où il est ?
Au début c’est drôle, mais il était en panique, il faut faire quelque chose, c’est peut-être Alzheimer.
— Pour mon livre, vous avez une idée ?
— Ils sont là depuis une heure. Ils font chier. J’en ai marre d’être debout. Ils ont foutu leur camion juste devant ma place. On va au Market. Qu’est-ce qui te reste ?
Deux, huit.six. On y va, fait chier.
Je me promenais avec ma femme, on ne s’est douté de rien, je n’ai pas fait attention, j’ai vu le brancard passé, mais je ne l’ai pas reconnu. On me dit que c’est lui, je me méfie. Ça me fait de la peine, pourtant la dernière fois qu’on a parlé ensemble, ça allait. Il y avait sa femme, peut-être que ça jouait. Ça m’inquiète moi aussi de perdre la boule.
On était tous les deux, on marchait — vers la B. U. Je voulais qu’on travaille encore un peu. Les pompiers sont sortis avec le brancard, je l’ai reconnu. Je crois que lui aussi. C’est bizarre la vie, il semblait perdu, lui. En classe on l’écoutait religieusement.
— On va encore finir en retard avec cette histoire-là, moi j’ai encore les deux étages du haut à faire. Les pompiers avec leurs grosses pompes, ils m’ont tout dégueulassé. C’est toujours les mêmes qui dégustent, les petits. Toi à la sécurité tu t’en fous, tu es là jusqu’a quelle heure ?
— Tu rigoles, je devrais être chez moi depuis un quart d’heure. Les vieux en ce moment ils sont fragiles, celui-là je l’ai vu le jour de mon embauche, il ya cinq ans. Incroyable, des fois j’ai une drôle d’impression quand je le vois sortir, alors que je ne l’ai pas vu entrer. Ça me fait bizarre. C’est un monument ici ce bonhomme.
Je n’aime pas les imprévus, quand je viens ici, j’attends du calme, j’espère un espace où la littérature à sa place et où elle est respectée. Je peux comprendre que l’on fasse un malaise, mais ce vieux je l’ai entendu quand il parle seul, il ne va pas bien, quelques fois il rit. Ils pourraient faire un tri à l’entrée.
Le camion part, sirène en marche, lui est allongé sur le brancard, ils sont deux avec lui, ils sourient. Il veut rentrer chez lui, mais il ne sait plus. Et puis quand il leur demande : où il est? ils ne répondent pas. Il parle dans le vide.
« Ils pourraient faire un tri à l’entrée. »C’est déjà fait ! Il n’y a guère que les SDF à cet âge qui osent mimer la vie normale , la mondanité, dans les B.U ou les médiathèques, les vigiles les laissent entrer, les abordent doucement quand ils prennent trop leurs aises, leur fixent les limites et les conditions, beaucoup plus arrangeantes que celles qui ont cours dans l’espace public. Ils font semblant de lire ou ils dorment. Ils regardent passer les gens avec un certain étonnement mêlé de défi. Si on leur parle, ils sont étonnés aussi. Beaucoup d’hommes, peu de femmes, on ne supporte pas le négligé chez les femmes, on le tolère sans alcoolisation massive chez les hommes. Les personnels d’entretien les redoutent mais ils comprennent que l’endroit est un refuge, un droit d’asile dans la cité.Il n’y a que les horaires d’ouverture ou de fermeture qui puissent exiger qu’ils lèvent le camp et la règle stricte du silence dans les salles de lecture qui repose tout le monde.L’endroit parfait ? Les grosses chaussures des pompiers non plus ne peuvent pas être refoulées. J’aime beaucoup votre texte, sa sobriété, sa générosité. Mais il faut le retrouver … ce bouquin ?
J’ai reconnu ma bibliothèque préférée c’est tout à fait ça, le refuge par temps de pluie, de froid de trop chaud et puis les journaux à l’oeil, les bons fauteuils, inespérés…
Ce moment de tension qui vient perturber la vie des égoïstes, émouvoir les généreux, faire réagir les pragmatiques et les défenseurs de l’ordre, les « je sais tout ». Notre monde, en somme. Merci, Laurent, pour ce beau texte !