Une voiture noire attend dans la cour. Attend. Celle de la police franchit le portail et s’arrête pour laisser sortir un policier qui se poste bien droit à côté de la portière restée ouverte pour que je puisse m’y glisser. À l’intérieur, un second policier me demande de m’asseoir, ce que je trouve un peu inutile, car évidemment, je ne peux pas rester debout. La voiture démarre aussitôt et nous nous trouvons tous les trois serrés à l’arrière. A côté du conducteur, il n’y a personne. Je me retourne pour voir si l’autre voiture nous suit et elle nous suit bien. Marguerite, Daniel et le nouveau directeur sont dedans. Bien que calé au milieu des deux policiers, cette fois-ci, je peux regarder à travers les vitres et même par le parebrises central, ce que je n’ai pas pu faire quand on m’a conduit au domaine dans le fourgon pratiquement hermétique. Mon cœur bat d’impatience car je veux savoir comme font les deux véhicules pour passer le grillage qui sépare le domaine de tout le reste. En fait, je ne découvre rien car, comme pour le portail jaune, celui-ci s’ouvre tout seul et les deux voitures passent tranquillement de l’autre côté sans être électrocutées. Il est vrai qu’elles n’ont pas touché le grillage, c’est bien là l’astuce ; quant au mécanisme d’ouverture, quelqu’un doit quelque part presser un petit bouton pour que ça marche aussi bien. Au-delà du grillage, c’est la campagne, je ne l’avais jamais vue au grand jour ; la route bordée d’arbres, la rivière qui passe dans le domaine l’accompagne, tranquille et libre. J’aimerais ne jamais la quitter de yeux, mais lors d’un virage je la perds et des maisons commencent à apparaitre, d’abord éparpillées dans les champs, puis en petits groupes serrés jusqu’au village. J’essaie de comprendre combien de temps on a mis pour y arriver, mais j’ai du mal à calculer ; les heures du domaine sont différentes de celles qui défilent à l’extérieur. On continue sur une route plus large, le clocher de l’église nous abandonne et tout redevient champs, arbres, arbres et champs, maisons isolées. Les deux policiers regardent toujours devant eux, silencieux, le conducteur fixe la route attentivement, mais je l’ai vu qui me jetait un coup d’œil discret par le rétroviseur. Moi, je regarde à droite, à gauche, devant. Il y a de plus en plus de voitures, elles vont vite et nous dépassent, de grands blocs d’immeubles apparaissent, des usines aussi, avec leurs grands panneaux annonçant qui elles sont ; je reconnais certains noms ; on entre enfin dans la banlieue de la ville où j’ai toujours vécu jusqu’à mon entrée dans le domaine. Je revois les magasins, le grand jardin public avec ses bancs rouges, à gauche, c’est la rue qui mène chez moi, mais la voiture n’y entre pas, elle continue, s’arrêtant aux feux rouges, démarrant quand c’est vert. Mon cœur commence à battre très fort quand on s’approche de la maison de Gaspard, j’ai les mains moites, je sens mon visage en sang, j’ai une peur horrible que la voiture ne s’y arrête, même si je sais que je vais au tribunal, et c’est avec soulagement qu’au bout de quelque minutes, j’aperçois la grande demeure aux colonnes blanches surgir devant devant mes yeux.
La salle où l’on me conduit est différente de celle de la première fois. On me fait asseoir à côté de mes parents, arrivés avant moi, et qui m’embrassent. Marguerite, Daniel et le nouveau directeur s’installent un peu plus loin, mais dans la même rangée ; l’ancien directeur est déjà là lui aussi, me fait un petit signe de reconnaissance. Un homme arrive et s’assoit à côté de nous ; c’est l’avocat de mes parents qui me salue d’un sourire. De l’autre côté, j’aperçois la famille de Gaspard en compagnie de personnes que je ne reconnais pas. J’essaie de me rappeler les conseils de Marguerite : faire très attention à ce que l’on dit ; être patient, ne pas m’agiter. Je fais de mon mieux, mais mon cœur est en alerte constant. Soudain, tout le monde se lève, je me lève aussi, sur un mot de mes parents, et le juge entre dans la salle, s’installe à sa grande table avec son marteau. Ce n’est pas le même juge que la première fois. Il commence par nous demander de nous asseoir et commence à parler. De l’événement d’abord, puis dit des tas de mots que je ne comprends pas, mais j’attrape au vol « irresponsabilité pénale », ce qu’avait déjà dit l’autre juge. Si c’est pour répéter la même chose, je ne vois pas pourquoi on nous a fait venir. Quand il finit de parler, l’avocat de mes parents prend la parole, il a une voix très claire et sonnante. Son ton assuré, mais calme, me plait. Pour lui, tout semble simple. J’ai eu une conduite exemplaire pendant ces quatre années (je me rends compte que j’ai passé quatre années au domaine), j’ai accompli toutes les tâches qui m’ont été assignées, j’ai suivi un traitement rigoureux et efficace qui m’a permis d’acquérir une stabilité et une prévisibilité de comportement que personne ne peut mettre en doute. Je suis tout à fait d’accord avec lui. Il ajoute que, pour le prouver, monsieur le juge a en son pouvoir les rapports médicaux des spécialistes qui m’ont accompagné quotidiennement et qui attestent ce qu’il vient de dire. De plus, ces personnes sont présentes et prêtes à témoigner si monsieur le juge le permet ou le considère pertinent. Il se rassoit. Le juge donne la parole aux personnes de l’autre côté. Un homme se lève ; il doit être l’avocat de la famille de Gaspard. Il demande la permission de contester les paroles de son collègue et rappelle, lui aussi très assertivement, la gravité de mon crime, mon comportement instable en milieu non contrôlé et que, même en milieu contrôlé, ma conduite est loin d’être irréprochable comme son collègue veut le faire croire. Que lui aussi a en sa possession des éléments incontestables qui le prouvent. Ma libération anticipée constituerait un trouble constant pour la famille de la victime et une situation d’alarme public pour la société en général. Je ne peux m’empêcher d’être un peu d’accord avec lui aussi, car je ne voudrais en aucun cas troubler la famille de Gaspard et être la cause d’alarme pour quiconque. Il ajoute que les prétendus rapports en ma faveur ne sont pas fiables, ils ne prouvent que ma capacité de manipulation et donc une conscience tout à fait rationnelle et froide de mes actes. Selon lui, ma vraie place est en prison et non dans un milieu permissif comme celui où je me trouve. Mes parents se lèvent, indignés, il y a des murmures dans toute la salle. Le juge fait taire et asseoir tout le monde à coups de marteau sur la table. Notre avocat demande la parole pour s’opposer vivement aux propos de son collègue, lui rappelle que le jugement a déjà eu lieu et qu’on n’est pas là pour le répéter, mais pour analyser une demande tout à fait légitime des ses clients. Je ressens une fatigue immense ; mon effort de concentration a atteint ses limites. Je ne demande qu’à reposer mon regard sur un quelconque objet de la salle et d’y laisser vagabonder ma pensée. Mes yeux tombent sur le nouveau directeur que je n’ai pratiquement pas vu depuis son arrivée au domaine. Il semble qu’il passe toutes ses journées dans son bureau à étudier des dossiers. Il a amené avec lui une secrétaire qui travaille avec lui du matin au soir, mais qui ne réside pas au domaine. Il est plus jeune que l’ancien directeur, très maigre, mais pas très grand. Lucas est bien plus grand que lui et peut-être aussi Daniel. La première fois que je l’ai vu, ce qui m’a tout de suite impressionné c’étaient ses yeux, des yeux tout petits et ronds dans un regard opaque qui m’a tout de suite fait penser celui d’un rat. Aujourd’hui, je ne peux pas confirmer mon impression, car je ne vois que son profil, un nez long et mince légèrement courbé. Ses cheveux sont fins et clairs et, sur sa joue gauche, celle que je peux apercevoir, une rondelle rouge (certainement due à la chaleur). Mes divagations sont interrompues par la voix et le bruit du marteau du juge. Tout le monde se lève et je pense avec soulagement que le calvaire est terminé, mais mes parents me disent avec un air grave que le juge a juste annoncé une pause pour déjeuner. Les policiers m’emmènent dans une salle où se trouvent deux gardes, une table et une chaise. Ils posent sur la table un plateau avec de la nourriture. Une espèce de bouillie de pommes de terre et de viande hachée. Je l’avale rapidement et reste là, assis à ma place avec les gardes debout, en train de parler tout bas. Je regarde dans le vide car je n’ai envie ni d’observer les gardes ni la pièce. Je ressens la nausée habituelle des mauvais jours et j’essaie de penser à quelque chose d’agréable pour la faire disparaître, mais rien ne me vient à l’esprit. Qu’est-ce qu’ils vont encore dire ? Pourquoi tant de mots, est-ce que je demande quelque chose ? Non. Je voudrais juste qu’on me laisse tranquille. Ma chambre, mon cahier, les chevaux de jade me manquent terriblement. Je veux rentrer et dormir.
De nouveau la grande salle, même manège avec l’entrée du juge, tout le monde se lève puis se rassoit à sa demande. On prononce le nom de Marguerite, qui vient se placer devant nous assise à une petite table, placée sous le bureau du juge. Elle est encore plus belle, avec un chemisier bleu foncé et ses cheveux en boucles tombant sur ses épaules ; elle parle, plutôt répond aux questions des avocats. Elle parle de moi d’une façon si touchante que j’en ai les larmes aux yeux, elle dit que je suis quelqu’un de très sensible, cependant je perds le fil de son discours quand elle commence à énoncer des termes qui me dépassent, mais qui sont beaux tout de même quand ils sont dits de sa voix douce et tranquille. Elle repart à sa place. C’est Daniel qui prend la relève. Trop de mots difficiles, mais à un certain moment il dit que je suis au niveau de socialisation trois, ce qui représente un progrès remarquable vu ma condition et mon état initiaux. L’avocat de l’autre groupe demande alors si cette socialisation n’est pas nuisible pour les autres patients, Daniel répond qu’au contraire elle est bénéfique, vu que certains d’entre eux ont également progressé sur ce paramètre. Que le traitement appliqué a beaucoup amélioré mes compétences. L’avocat l’interrompt à nouveau pour demander en quoi consiste ce traitement, vu qu’antérieurement aucun traitement ne m’a empêché de faire ce que j’ai fait. Daniel a répondu que le traitement n’est efficace qu’avec l’accompagnement adéquat, que cet accompagnement a été suivi scrupuleusement, comme le montrent les rapports qu’il a envoyés au juge. Daniel se rassoit et c’est le tour de l’ancien directeur de prendre sa place à la petite table. J’en suis tout ému quand il commence à parler. Il parle et il parle, puis l’avocat l’interrompt pour lui demander si durant sa permanence au domaine le règlement a été rigoureusement respecté à ce qu’il répond que le règlement doit être à la fois strict dans ses objectifs majeurs et souple dans l’adéquation à chaque cas ; qu’il n’est réellement efficace que dans ces conditions. Je l’admire encore plus qu’avant. Mais l’autre avocat proteste, dit que les propos du directeur sont inadmissibles, qu’il a des preuves comme quoi je suis un élément perturbateur qui non seulement enfreint les règles sous le regard bénévole de ses gardiens, mais manipule également ces derniers pour arriver à des fins précises. N’est-ce pas vrai que je fais circuler de l’argent dans le domaine, que je charge les livreurs de m’apporter des marchandises que je commande à l’extérieur ? Le directeur proteste avec vigueur en disant que ce ne sont que de simples friandises. L’avocat qualifie celui-ci d’ingénu avec un rire qui sonne faux. Des friandises, franchement, à cet âge ? Vous croyez aussi au Père Noël ? Qui vous dit qu’il ne fait pas venir d’autres friandises beaucoup plus périlleuses et nocives à la santé et au bien-être des autres patients ? N’est-ce pas vrai que mes parents me font parvenir cet argent lors de leurs trop fréquentes visites au domaine, violant ainsi l’un des principes majeurs de l’établissement ? Est-ce vrai ou pas que j’ai des complices qui m’aident dans toutes mes manœuvres ? N’est-ce pas vrai que j’incite d’autres patients à la désobéissance et à la rébellion ? Que je franchis impunément les limites permises de circulation dans le domaine en allant dans des endroits qui mettent en danger non seulement ma vie mais aussi la vie de ceux qui me suivent et m’obéissent aveuglément ? A ce moment, mon cerveau est prêt à exploser. Notre avocat exige immédiatement des preuves de toutes ces accusations, mais, moi-même, je sais qu’elles ne sont pas nécessaires. Tout est vrai. Absolument vrai. Une grande agitation règne dans la salle. Tout le monde parle en même temps, ma mère pleure, mon père a le visage sombre. Tout à coup, je regarde du côté de la mère de Gaspard. Elle est immobile est silencieuse ; je remarque qu’elle a beaucoup vieilli, sur son visage, à l’endroit où coulent les larmes, il y a des rides noires et profondes et une tristesse infinie ; je baisse la tête de honte. Le juge a un mal fou à se faire entendre, cette fois-ci, je crois que le marteau va vraiment perforer la table et lui tomber sur le pied. Peu à peu, le calme revient. L’autre avocat demande à nouveau la parole pour réclamer le témoignage du nouveau directeur. Notre avocat s’y oppose, en disant que le nouveau directeur, précisément parce qu’il est nouveau, ne peut pas témoigner sur ce qu’il connait à peine. Celui-ci reste imperturbable. Le juge accepte et s’apprête à parler, mais l’avocat a encore des choses à dire. Il demande au juge non seulement de ne pas alléger ma peine (ma peine est impossible à alléger en ce moment), mais de me muter (je ne comprends le mot qu’avec la suite de sa demande) dans un autre établissement aux règles beaucoup plus strictes que celui où je me trouve. Notre avocat s’y oppose et donne des tas de raisons et redemande des preuves, des preuves de ce que l’autre vient d’avancer. Sans preuves, ses propos sont des calomnies, de pures insultes, faits pour dénigrer (?) l’image d’une institution aussi ancienne et respectable comme celle où je suis. L’autre avocat réplique que les preuves sont en sa possession et que s’il ne les présente pas c’est uniquement pour garantir le droit de confidentialité de ses témoins. Il se tait. Tout le monde se tait. Le juge consulte ses papiers durant un bon moment. Je sais que mon avenir dépend de ce qu’il va dire. C’était déjà comme cela la première fois. Je n’arrive à penser qu’à une chose : si le juge ordonne que je change d’établissement, aurai-je le droit d’emmener ce qui m’appartient ? Je juge s’apprête à parler ; je sais que le début ne compte pas ; c’est la fin de son discours que j’attends ainsi que sa décision. Étant donné, dit-il, les différents témoignages et arguments présentés, les accusations graves qui ont été avancées, mais aussi l’absence de fondement qui les soutiendrait, dicte la prudence et le bon sens que l’accusé ne voie pas sa peine allégée, dans le propre intérêt de celui-ci, afin que l’accompagnement et le traitement médical qui ont été poursuivis avec succès jusqu’ici puissent produire des résultats encore plus solides et consistants et garantir un équilibre durable. D’un autre côté, la mutation d’établissement, comme le demande l’accusation, pourrait retarder et même nuire à cette évolution positive. Puisque l’établissement en question se trouve depuis peu sous une nouvelle administration, le tribunal demande à ses nouveaux gestionnaires qu’ils veillent à son bon fonctionnement, sans failles de sécurité, sans transiger sur le règlement établi, tout en veillant au bien-être des patients. Le marteau résonne à nouveau sur la table. Tout le monde se lève, ma mère continue en pleurs, notre avocat n’arrête pas de parler dans le vide, car personne ne l’écoute. Marguerite, Daniel et le nouveau directeur se dirigent discrètement vers l’une des sorties à l’autre bout de la salle. Je reste assis. Je regarde une dernière fois la mère de Gaspard, nos yeux se croisent. A ce moment-là, toutes mes peines et mes soucis sont oubliés.
Hâte qu’il retrouve ses chevaux et son cahier, mais inquiète de savoir ce qu’il ressent à present que leurs regards se sont croisés – quelle tension !!!
Le suspens grandit à chaque nouvelle proposition, c’est talentueux bravo !
Touchée par ton commentaire, Gwenn ! Merci d’avoir pris le temps de lire ce presque roman-fleuve !
à la première lecture, j’ai pensé à « Vol au dessus d’un nid de coucous » et (comment dire?) le narrateur ? ton héros ?enfin il avait un peu les traits de Jack (ou plus de l’Indien) – et puis on est emporté… magnifique (suspens…) (merci Helena)
J’y ai pensé aussi quand j’ai commencé cette histoire, mais le film est trop lointain dans ma mémoire. Je navigue au fil des propositions de François, même si je ne respecte pas tout à fait les consignes. Contente que tu aies aimé ! Merci !
Des friandises, franchement, à cet âge ? Jusqu’ici, je voyais un enfant, donc pas un enfant, hmm hmm intéressant. outre ce regard échangé, le niveau de socialisation 3 m’interpelle aussi, dis donc l’affaire se corse et prend tournure… Mais pourquoi ne pas donner directement la parole à Marguerite, Daniel et l’avocat? C’était peut-être à tenter, juste pour voir si une rupture de ton enrichit ou appauvrit…
Catherine, tu as deviné juste ! Moi aussi, je commençais à trouver cette voix un peu claustrophobique. Je vais suivre ton précieux conseil dans la 5bis ! Merci infiniment de ta lecture si attentive !
On continue à être embarqué par l’histoire, on voit par les yeux du jeune personnage, c’est stressant, émouvant, plein de suspens… vivement la suite ! Merci Helena
Merci, Muriel, pour cet encouragement ! Je vais m’y mettre !
Ce récit est magnifiquement mené depuis le début, et on a envie d’en connaître la suite. Juste une remarque : je ne sais pas si tu souhaites ancrer ce récit dans un pays plutôt qu’un autre, mais les prénoms des personnages sont français. Or le marteau du juge donne une note américaine au récit. Ce décalage est réussi dans son effet, mais est-il volontaire ?