Je l’aime cette mélodie. Peut-être aurais-pu être marinier si j’avais habité près du fleuve, j’aurais eu moins mal aux pieds, je lutterais pour éviter les piles de pont, je chanterais pour bercer Mâchecrôute, j’embarquerais vers des îles éphémères, je pêcherais des tanches et des gardons à l’ombre des saulaies, j’observerais les tourbillons. Tiens les nouvelles jumelles ont enfin été installées, depuis le temps qu’on en entend parler. Allons-voir ça sous la tonnelle. J’ai vu de la poussière derrière les fagots des cyclistes… Je pourrais les suivre. Je les vois dans la descente, je me penche, je cherche, je me perds, c’est flou, mise au point, je les croise, je reviens vers la coulée de marne grise, je m’appuie d’une main sur la rambarde, je détends mon dos, je me recule, hop le virage, il s’est passé quelque chose, ils avancent toujours devant mais plus derrière, je reviens, il y a des reflets de nickel des machines posées sur le bord… La poussière se dissipe peu à peu.. Oh deux silhouettes, une qui descend en cordée… Des alpinistes aussi ! Plus bas un autre reflet argenté qui se mélange presque à ceux de la rivière.
J’ouvre la route, je fais attention, on ne parle pas assez des descentes en fagot dans les romans feuilletons, juste vu cette scène dessinée dans ce journal parisien, enfin avec de bons freins on ne s’amuserait plus à couper des branches ou des arbustes au sommet de chaque col, on ne participerait plus comme des moutons à la déforestation et à l’aridification des montagnes, mais les cyclistes de ville les jugent inesthétiques qu’ils soient à tambour, sur bandage, sur jante, à tringles, à crémaillère ou à câble, pour eux la machine doit être nue comme celle des coureurs du vélodrome Buffalo ou des vélocipédards emballant sur le pavé en bois des Champs Élysées. Le rustique fagot, c’est devenu interdit dans certaines descentes comme celle de Laffrey, trop de gêne pour les riverains, même si les auberges de col en font un petit commerce. Les anglais vont nous sauver avec la mode de la roue libre et des freins puissants. Le docteur Goudron aussi. Pour l’instant on n’est pas à Monaco, les automobiles sont encore rares, on arrive seulement à Chamaloc dans cette auréole de poussière qui nous suit à chaque descente qui fait hennir les chevaux et tousser les marmailles des villages. Il y a une fontaine en face du temple, je vais m’arrêter. C. fait de même, il ressemble à un meunier… Personne derrière… je me débarbouille. Qu’est ce qu’on fait…On attend encore un peu… On remonte ? Laisse les fagots là, au pire ils serviront aux habitants cet hiver. On n’a pas les chaînes. On va trottiner à côté des machines.
Je laisse filer devant, j’en ai plein les yeux, pleins les narines, j’aurais du prendre un foulard et des lunettes avec du caoutchouc.. Et comment finira ma robe claire.. J’ai pensé au soleil, à la chaleur, aux vêtements que je ne pouvais décemment pas quitter même en plein effort, pas à la couleur du chemin. Et lui, qu’est ce qu’il fait ? Il en a marre ? Il jette sa bicyclette par dessus la tête ! Un coup de folie ! Et saute derrière dans le ravin… ! Vite.. Son fagot pris derrière un rocher.. La corde pend à terre, effilochée, elle a rompu. Il est où ? L’herbe, la rivière. Là ! B. tu bouges.
MS s’est arrêtée, elle m’attend, qu’est ce qu’elle fait ? Elle a des yeux effarés, la main devant sa bouche bée.. Je dérape, je m’arrête. Enfin, parle ! Elle montre de la main le ravin.
Je suis trop crispé, je perds du terrain. Il faut que je me laisse aller. Peut-être en adoptant une position plus aérodynamique.. C’est le moment de vérifier les équations de Carlo Bourlet et de tenter de me rapprocher de ma vitesse limite. Je me déporte vers l’arrière. Le fagot virevolte. Saccades. Je prends le virage à la corde. Arrêt brusque. Cascade. Je m’envole.. Je me rappelle de ce mouvement aux barres asymétriques. Aux classes, ces quelques secondes dans les airs c’était le seul moment de sensation de liberté. Je ne lâche pas. Bras fermes et souplesse. Pense à un arc. Je vois la selle et ses ressorts, mais la corde tendue a disparu. Pense aux figures de cirque. Je vois le ciel. Pense à une courbe. Étends-toi. Je vois un rapace. Deviens la corde, enroule-toi qu’importe le sens. Décompose le mouvement. Les pieds prêts pour la réception, c’est le moment de jouer de l‘ankle play. Contact, déroulé de la plante des pieds, Terre ! j’ai fait le plus dur, je bascule à nouveau vers l’avant. J’entraîne la bicyclette par dessus moi, je suis une catapulte à biclou.. Je lâche. Elle part. Quel vol ! Moi aussi, tourne-boule et plongeon. Quelle fraîcheur tout à coup. Vite la tête hors de l’eau. Respire. Chamade. Le soleil m’éblouit. Quel bleu, quelle odeur de thym. Une silhouette de femme tout là-haut.
Cette scène n’a encore jamais été fixée ni dans les livres ni dans les peintures ni au cinéma. Elle existait seulement dans les appréhensions des voyageurs en montagne, des histoires orales circulant sans connaître leur véracité. Elle avait quand même été dessinée dans une scénette d’histoire imagée, dont le dynamisme rompait avec le gaufrier classique des images d’Épinal. Fallait-il la prendre au sérieux ? Le fagot se faisait prendre sous un rocher et stoppait net la trajectoire de la machine. Projeté par l’énergie cinétique, le cycliste partait à la conquête de l’espace. Un court instant de vol plané laissait envisager toutes les potentialités offertes par la vélocipédie aux moyens de transports aériens (les frères Wright n’avaient-ils pas un atelier de bicyclette ? Clément Ader travailla lui-même aux premiers vélocipèdes en les allégeant par des tubes creux). Le vol statique des frères Montgolfier n’était pas la seule solution, tous les passionnés d’aéronautique misaient sur la possibilité d’un départ lancé, inspiré par les oiseaux, facilité par les pneumatiques et les tubes allégés.
Merveilleuse (et technique) échappée en vélocipédie !
En prime la proto bande-dessinée qui figurait cette scène en montagne ! Dans cette proposition les monologues m’ont donné l’impression d’être comme des couverts très pratiques pour entourer, délimiter, découper, manier et présenter le(s) met(s) de la fiction, aussi banal soit-il.
j’ai beaucoup aimé me sentir dans le corps du cycliste faisait son vol plané. Très cinématographique. Mais très étonnant aussi. Cette façon-là d’avoir accès à ses pensées intérieures.
j’adore (la scène, le contre-champ, les piques du réel, les rêveries, les « pour du semblant », la chute, le vol). Merci
Merci… J’ai décroché de l’atelier sur cette chute…dans l’histoire de la bande dessinée ! Je n’en lis pas spécialement et ne connaissais pas tous les travaux qui l’entouraient, pas de connaissance graphique non plus, mais qu’est ce que c’est intéressant dans les rapports écrit/visuel/parcours de lecture. Des travellings et des plans qui précèdent de peu ceux du cinéma naissant. Ma bicyclette m’a amené vers des planches peu ou pas connues des spécialistes, je trouve celle-ci, Excursion en montagne , toujours très intéressante dans sa composition et son dynamisme, avec des parcours de lecture à la fois ascendants et descendants, et cette scène du fagot complètement absente de nos imaginaires communs. Autre question que je me pose, j’avais animé avec grande naïveté il y a très longtemps des ateliers d’écriture dans une asso, et une ou deux personnes adultes qui ne maîtrisaient pas l’écrit voulaient venir, alors l’atelier s’était transformé vers du collage/découpage avec de la presse, ce qui avait été assez créatif alors que les murs de la ville se couvraient des affiches d’une campagne présidentielle (2002). Je ne me rappelle pas qu’un pas ait été fait vers de la narrativité, avec des productions plus proches de l’affiche ou du collage poème/tableau. Cela aurait pu.
Dans la presse illustrée « fin de cycle » fin 19e, il y avait à la fois des reportages dessinés représentés comme des collages (parfois photographiques), avec une allure de planche de bd sans récit séquentiel, et des planches de bande dessinée où le collage, l’assemblage, la superposition, et le découpage étaient représentés avec des traces de colle, des déchirements, ou une épingle ( Le Cycliste et l’abeille ). Je n’ai pas encore trouvé d’articles sur ces questions historiques de bd comme collage et de proximité avec les reportages dessinés (les mêmes graveurs/dessinateurs pratiquant les deux, et reproduisaient aussi pour la presse des photos), je vais essayer de chercher. Après je pourrais peut-être reprendre les propositions suivantes !