Premier jour
A présent, j’ai trois objets dans ma chambre bien à moi que je peux faire bouger à ma guise : le gros cahier noir, le bouquet de crayons et les chevaux de jade. Je place le cahier sur la table et les crayons à côté, j’en fais glisser un de l’élastique qui les serre ; les autres sont plus à l’aise et bougent facilement quand je les empoigne. Je place les chevaux soit sur la table avec les autres objets, soit sur la table de chevet afin de m’endormir en les regardant. Bien que rivés pour toujours à leur socle vert-sombre, tout en eux est mouvement, la mère chevauche devant, sa crinière éparse et ondulée, les deux petits la suivent, leurs pattes légères bravant l’espace ; si je les place de profil, ils courent vers un but mystérieux et abstrait qui pourrait être la vie ; si je les tourne de face, ils courent dans ma direction comme pour venir à ma rencontre. Le cahier est si beau que j’ose à peine l’ouvrir, j’en caresse la couverture souple et lisse, apprécie les bords arrondis, le retourne dans mes mains, scrute sa couleur uniformément noire qui contraste avec le blanc des pages fermées. Il a bien deux centimètres d’épaisseur. Il sent le neuf et le frais. Je l’ouvre enfin, avec précaution, la première page résiste, je n’insiste pas, elle garde farouchement les autres, c’est normal, la deuxième est docile et s’étale facilement devant moi en compagnie de son double droit. Les lignes bleues à peine visibles, le papier ni trop fin ni trop épais, soyeux et doux au toucher attendent. Je prends le crayon entre mes mains et me rends compte que n’ai pas de taille-crayon, sans doute parce qu’il est interdit d’avoir dans nos chambres des objets coupants, mais j’ai tellement de crayons que je peux les utiliser les uns après les autres sans me soucier pour l’instant de ce problème. J’hésite sur ce que je vais écrire. Par où commencer ? Les conseils du directeur ? Je les sais par cœur maintenant, pas besoin de les noter et de gâcher du papier avec cela. Les événements du piquenique, la conversation avec mes parents sont encore trop fracassants dans ma tête et ils m’importunent. Je pourrais décrire ma chambre, mais cela servirait à quoi ? Je lève les yeux vers la petite fenêtre à barreaux. La nuit commence à tomber, il fait sombre dehors. Demain, quand je serai dans la cour, j’arracherai les broussailles qui obstruent la vue, même s’il n’y a pas grand-chose à voir. Soudain, sans que j’y pense vraiment, sur la page qui résiste, j’écris mon nom et je ferme le cahier.
Deuxième jour
Même place, même heure, j’ai les chevaux devant moi, galopant dans ma direction ; le jade, sur certaines parties de leur corps, est presque blanc-opaque, sur d’autres il est vert-clair à la limite de la transparence. Je remarque dans les yeux des petits un regard tenace de qui ne veut en aucun cas prendre du retard sur leur mère qui est bien-sûr plus forte et rapide. Ils font de leur mieux et y arrivent. Je suis très fier d’eux. J’ouvre le cahier à la page où j’ai écrit mon nom, je la tourne et me retrouve devant la blancheur rayée d’hier, sans oser la remplir de gris. Je n’ai pas de gomme. Pas de taille-crayon, pas de gomme. Pour la gomme, c’est très bien que je n’en aie pas, car je sais ce que c’est de salir un cahier avec des gommages mal faits ou trop rapides qui risquent de froisser les pages. Donc, si je me trompe ou fais une faute, je ferai juste un beau trait propre dessus. Cependant je ne veux pas me tromper sur la première page. Je ferme à nouveau le cahier sans avoir écrit un seul mot.
Troisième jour
Cela commence à devenir une habitude qui me plait. J’ai coché la case correspondante à aujourd’hui sur le calendrier. Le nouveau directeur arrivera dans trois jours, mais l’ancien est déjà parti. Il est venu nous retrouver dans la cour après le déjeuner, a parlé à chacun de nous en particulier, à moi, il m’a dit qu’on se reverrait au tribunal et qu’il allait témoigner en ma faveur. J’étais assis près du mur des escalades nocturnes et il a regardé le treillis d’un air qui semblait être un sourire, mais pas exactement. J’ai fait un petit cercle noir autour de la date de mon retour au tribunal et j’ai senti une certaine angoisse. Moi, je préfèrerais que tout reste comme ça, pourquoi devoir aller remuer les choses ? Est-ce je peux changer les événements ? Non. Tout cela je l’ai pensé en regardant le calendrier collé au mur. Aujourd’hui je n’ai même pas ouvert le cahier. J’ai caressé la crinière de la mère cheval et je me suis couché.
Quatrième jour
Je réponds à l’appel de Blanche (surtout Blanche), Martin et Lucas pour une nouvelle (et dernière ?) sortie nocturne, maintenant que l’ancien directeur n’est plus là et que le suivant n’est pas encore arrivé. On fait comme d’habitude ; on cache discrètement les petites pilules blanches dans notre poche, mais on fait quand même semblant de les avaler. On les garde pour le jour de répit médical, car on est responsables, on sait qu’on doit les prendre six jours par semaine. Aujourd’hui, je leur montre la deuxième manière de sortir de la cour jardin. Il faut nous séparer. Moi, je grimpe comme habituellement le mur d’escalade, tandis que les autres descendent à la cave. Elle est fermée, mais la clé se trouve cachée derrière une barre de fer. Ils n’ont qu’à la tourner dans la serrure, ouvrir la porte et la refermer en emportant la clé avec eux. Ils devront suivre le couloir jusqu’à une petite porte en bois, derrière une étagère facile à dévier. Après, ils n’auront plus qu’à ramper jusqu’à la trappe que j’ai déjà ouverte pour eux de l’extérieur. On se retrouve tous les quatre hors de l’enceinte murée à mi-chemin entre le portail jaune et la rivière. Les trois sortent par la trappe encore tout éberlués et avec des toiles d’araignées dans les cheveux, sauf Blanche, qui les a sur son crâne récemment rasé. Évidemment, ils me demandent comment j’ai trouvé cette nouvelle sortie, mais, si je le leur dis, je sens qu’ils vont à nouveau m’en vouloir de leur avoir caché ce secret. Je dis que c’était par hasard, il y a peu de temps et que je voulais voir si cela marchait, ce qui est en partie vrai. Ils n’insistent pas. On parcourt nos lieux habituels, tranquilles, à l’affut des bruits des animaux noctambules comme nous. Je saisis sur la mousse terreuse d’un arbre la plus belle fleur pour Marguerite. Il fait chaud et on s’assoupirait bien sur l’herbe en regardant les nuages glisser devant la lune. Au retour, je referme le loquet de la trappe, nous grimpons tous le mur et je me charge d’aller fermer les portes de la cave et de remettre la clé à sa place. Dans ma chambre, le cahier noir m’attend, mais un cahier n’est pas le meilleur endroit pour cacher des secrets.
Cinquième jour
Je suis réveillé en plein milieu de la nuit par le grincement du portail. Des pneus crissent sur le gravier de l’allée, le moteur d’une voiture ronfle, une portière s’ouvre, des bruits de pas, de voix graves, une portière se referme et la voiture crisse à nouveau sur le gravier, la lumière de l’entrée s’allume et illumine ma chambre. Encore des voix, je reconnais celle de Marguerite, les voix se prolongent à l’intérieur de la maison, diminuent et s’effacent. Ce n’est que plus tard, beaucoup plus tard qu’on vient éteindre la lumière de devant, et c’est plus tard encore que je me rendors.
Sixième jour
C’est décidé. Je range le cahier noir sur la petite étagère de ma table de chevet qui est toujours vide. Mon indécision n’est plus supportable. J’écrirai si j’ai quelque chose à dire ou à raconter. D’ailleurs, je ne sais même pas si je sais écrire. Dans ma tête, oui. Sur le papier blanc à rayures bleues, non. Le nouveau directeur est arrivé la nuit dernière, d’où les bruits entendus dans la cour, mais exception faite du personnel majeur, personne ne l’a vu. Il est donc arrivé plus tôt que prévu. Mais, au domaine, tout a continué comme si rien n’était. J’étais de corvée au lavage du sol de la cuisine, un travail qui me plait beaucoup car c’est l’endroit idéal pour les meilleures découvertes. Madeleine, l’aide-cuisinière, m’a aidé à finir et m’a donné un gâteau. Je coche sur le calendrier le jour d’aujourd’hui.
Septième jour
Je n’arrive pas à écrire, mais je peux dessiner. Je reprends mon cahier, mon crayon et je commence à dessiner un arbre. Le tronc est au milieu ; les lignes ne sont pas très droites, mais elles ne le sont jamais en vrai, et les branches se déploient majestueusement sur les deux pages blanches. Un entrelacs de brindilles fines prolongent les rameaux plus épais. Encore, encore et encore jusqu’à occuper tout l’espace. Mon crayon commence à s’user. J’en prends rapidement un autre, fin et pointu, avec lequel j’écris des mots le long du tronc et de toutes ses ramifications, en lettres minuscules, si serrées, que moi-même j’ai du mal à les déchiffrer. Mais je sais parfaitement ce que j’ai écrit. Une fois les deux pages bien remplies de traits et de lettres, la page ne présente plus que quelques points blancs, comme des lueurs qui respirent. Je prends de la distance pour vérifier l’effet cela fait vu de loin. Je m’endors.
Il me semblait bien qu’il y avait quelque chose qui clochait. J’ai fait sept jours différents pour une même action.
Helena c’est de plus en plus magique, ce texte !!!
Merciiii !
Merci, Gwenn, pour ton retour si important ! J’essaie de ne pas perdre la « voix » du personnage. Mais peur aussi de la monotonie de la répétition !
Sans ta remarque, Helena, je ne l’aurais pas remarqué, captivée par l’histoire qui est racontée et le personnage qui s’y dévoile. Un gros coup de cœur pour les objets qu’il peut déplacer dans sa chambre et tout ce qui s’est écrit à propos des chevaux, j’adore. Tu réussis bien à tenir le même fil. Pas évident pourtant.
Oh, merci, Anne ! Ton commentaire me permet de croire que je pourrai aller plus en avant dans cette histoire. Le plus difficile est encore à venir !
ERRATUM merci Héléna d’effacer le commentaire précédent… Je n’ai pas de gomme !
Un personnage étonnamment acclimaté à son environnement contraignant qui s’échappe grâce à son projet d’écriture et ses figurines de jade si libres de mouvement. Un personnage à l’affût qui tire partie de toutes les possibilités d’indépendance mentale, et des connivences secrètes glanées grâce aux corvées. C’est tout à fait l’ambiance d’un lieu de surveillance où on cache son jeu et où on évite les vagues avec l’encadrement. Je suis un peu inquiète pour le remplissage du cahier noir. C’est une trace compromettante, à moins que ne soient consignées que les banalités anecdotiques liées à l’intendance et à la routine institutionnelle. « Aujourd’hui j’ai bien mangé, c’était meilleur qu’hier, j’écoute ce que disent les autres, mais je m’en fous, je me tiens à carreaux; j’attends la quille, j’ai un peu peur de la prochaine séance au Tribunal, vais-je bien m’en tirer à ma sortie, qui va m’aider, pourrai-je emporter mes chevaux de jade, c’est quoi la vie ? Non, il ne faut pas que je dise que j’ai peur de sortir, ils comptent tous sur mes résolutions… » Mais pour écrire sans rature, on voit bien qu’il faut tout de même faire des brouillons et pouvoir gommer et affûter les idées autant que les crayons…
Répondre ↓
C’est fait, Marie-Thérèse !
Oui, c’est une trace compromettante, c’est pourquoi il écrit petit et serré. Si cela est suffisant pour ne pas se faire prendre, je ne le sais pas. Il écrira, en principe, ce qu’il ne pourra plus garder uniquement dans sa tête.
Merci pour votre intérêt pour ce personnage ! Vos commentaires m’aident à le faire exister plus encore.
Lu d’une traite c’est magnifique. Les jours s’égrènent et la tension augmente. On suit le fil des jours avec les dates cochées du calendrier. Beaucoup de mystère et un personnage qu’on a envie de suivre encore. C’est fort. Merci.
Merci, Françoise ! Cela me touche beaucoup !
Je partage les autres avis, c’est magnifique ! tout est là pour aller très loin… Bravo Helena !
Merci, Muriel, pour l’encouragement ! Je vais essayer !