1/ Dans cette première nuit en France, il est difficile de trouver le sommeil. Il y a des pétards qui résonnent, des gens qui chantent dans la rue, ou qui crient. Son beau-frère lui a dit que c’est la fête nationale en France et que les gens vont danser dans des bals populaires sur des places de la ville, c’est normal il ne faut pas s’inquiéter. Mafalda a plein de questions en tête et se dit surtout qu’il lui faudrait bien prendre un peu de repos avant les réveils du bébé. On ne va pas pouvoir rester longtemps ici chez Antonio et Joséphine. On va vite déranger même s’ils sont très accueillants. C’est tout petit et ils ont trois enfants. Ils ont l’air malades aussi Est-ce que j’aurai autant d’enfants un jour. Est-ce que mon bébé va survivre à ce grand changement. Mon petit Isidoro a vécu si peu de jours. Et les jumeaux qui n’ont pas respiré…Est-ce que Laura saura vivre ? Et moi est-ce que je saurai me débrouiller ici… Gildo ne se rend pas compte…Pourquoi je suis là ?
2/ L’oubli a commencé à se cristalliser, à habiter les corps. Cinq ans de vie ici. Et des morts, tant de morts. Il faudrait dresser la liste de tous ces absents, psalmodier leurs prénoms pour qu’ils continuent à être présents. Des morts ici et là-bas. Une petite Bernardine encore qui disparaît à dix-huit mois. Et puis Antonio et Joséphine. Et leurs trois enfants qui seront placés dans un orphelinat. Celle que l’on n’aura pas revue avant, la mère de Mafalda, partie à peine deux ans après leur départ. Est-ce qu’une naissance équilibre tout çà ; la venue au monde du petit Louis qui a rejoint Laura qui a cinq ans maintenant. Et tous deux mis en nourrice à la campagne pendant que leur mère est soignée pour une tuberculose. Mais en cette nuit du 14 juillet 1929, elle va mieux, elle est guérie et pourra aller rechercher ses deux enfants dans quelques jours.
3/ Et la mémoire qui travaille encore. Cet anniversaire du 14 juillet est aisé à ne pas oublier Ça raconte en soi, même si on ne le souhaite pas. Ça raconte avec les mots en français désormais, les phrases en italien se sont amenuisées. Les enfants, ils sont 5 maintenant, veulent parler français. Déjà le nom de famille les gêne, car les gens ne le prononcent pas correctement ; ils sont habitués mais ils détestent toujours se faire traiter de macaronis. Laura a décrété qu’il fallait parler encore mieux la langue française, pour faire taire ceux qui n’ont pas idée de ce qu’ils ont vécu. Et en cette année de 1940 ils ont enfin obtenu la nationalité française.
4/ En ce 14 juillet 1950, ça y est, on commence à vivre de façon plus aisée. Les six enfants vont bien, font des études, travaillent et il y a même un bébé qui vient de naître chez Laura, et un autre qui se profile chez Louis. La vie continue ses tourbillons. Gildo et Mafalda ont un petit pied à terre à la campagne. Ils peuvent retrouver les plaisirs de la pêche dans une rivière et souffler un peu. Ils sont retournés en Italie une fois en 47, mais à quoi bon…On n’a plus grand-chose à dire à ceux qui sont restés là-bas… Les enfants ne parlent même pas l’italien…
5/ Bien sûr, ils ont gardé l’accent de là-bas, avec les « ou » et les »r » un peu roulés dans la gorge, le « u » ils n’y parviendront jamais et puis quelle importance… De nombreux petits-enfants sont nés, une dizaine, qui n’osent pas ou ne pensent pas à poser des questions à leurs grands-parents pour savoir un peu de ce que fut leur vie. Gildo ne sait pas encore qu’en ce 14 juillet 1967 il ne lui reste qu’à peine un mois à vivre, que son cœur est usé et que l’été sera noir comme les vêtements que Laura revêtira sous peu.
6/ Les années qui suivront ne seront plus les mêmes, l’insouciance n’est plus. Des blocs de vie se désagrègent. Mafalda choisit de partir à son tour en un 23 juin et le 14 juillet 1974 ne verra que l’effritement des relations entre les enfants. Tout bascule. Des mots sont prononcés ou ravalés mais ce n’est pas mieux et tout se désaccorde. Chacun s’enferme derrière ses murs. Chacun reste dans son flou intérieur. La vie d’avant ne sera plus.
7/ À près de cent ans de ce premier 14 juillet 1924, se dire que je suis là, postée devant mon écran d’ordinateur à tenter de redonner vie à ces grands-parents, sans qui je ne serais pas. Avec plus personne à questionner. Et à me demander qui tente d’écrire…
Bien sûr votre texte me touche profondément. « Chacun s’enferme derrière ses murs. Chacun reste dans son flou intérieur. « , et à la question finale la réponse est évidente. Qui tente d’écrire ? C’est vous portant tous ces « eux ».
Merci Marie-Thérèse pour votre lecture et d’avoir pris le temps de ce message. C’est ça je suis porteuse de ces « eux » ( lourde responsabilité…)