Le soir, sa sœur obtenait à force de supplications la permission de dix heures, et plus précisément les dix heures sonnées à la cloche de l’église, et plus précisément elle devait passer la porte avant que le dixième coup ne sonne. Permission accordée contre l’obligation d’emmener son petit frère avec elle, ce qui le remplissait de joie et elle d’amertume. Elle jouait à plein son droit d’aînesse en le snobant ou le réprimandant sans cesse comme si elle était responsable de lui alors qu’en réalité il était missionné sans le comprendre pour la contenir, mission plutôt mal accomplie en vérité. Sur la place herbeuse qui entourait leur maison et l’église toute proche (impossible de prétendre ne pas entendre la cloche) ils retrouvaient Marcelle qui n’avait pas d’heure et Anis enfourché sur sa mobylette bleue qui n’en avait pas non plus pour faire résonner dans le village ensommeillé les pétarades de son pot d’échappement. Après chaque tour de village, il revenait auprès des trois autres, proposait des tours aux filles, et aussi au frère sans doute pour faire croire aux filles qu’elles ne l’intéressaient pas plus que ça, mais le petit n’en était pas moins heureux. Le boucan que ça faisait et cette vitesse qui inventait le vent, et son ventre collé au dos d’Anis comme un parapet tiède. Par intermittence, ils se retrouvaient quatre assis sur le muret sauf Anis assis sur son engin dont le moteur tournait encore, dans son bleu de la journée parce que pour le moment apprenti mécanicien à la station Total. De quoi parlaient-ils ? Des chansons qui passaient à la radio, des uns et des autres, des menus évènements d’une vie morne, des études trop tôt arrêtées, de l’usine bientôt pour Marcelle et le lycée pour la parisienne, on ne parlait pas de lui, peu à lui, alors il mettait son grain de sel et finissait par écouter sans écouter, juste content d’en être et pressé de refaire un tour de mobylette, riant trop fort des incessantes plaisanteries d’Anis qui tournait tout à la rigolade. On ne peut pas dire qu’ils étaient quatre, non, plutôt trois plus un, c’était toujours mieux qu’être au lit comme Titi et Pierrot que leur mère était venue chercher en hurlant et les poursuivant, qu’est-ce que vous trainez là encore, vous allez prendre la volée, et eux aussi s’égosillaient en courant vers la maison au toit écroulé pour retrouver leur place dans lequel des neuf lits au-delà de la grange ? A dix heures sonnantes, c’était leur tour, le frère et la sœur se précipitaient à la maison sous les moqueries d’Anis. Vite, vite, le gendarme est à la fenêtre ! Le gendarme leur fit rapidement comprendre qu’il leur interdisait formellement de monter sur cet engin de mort qui tapait sur les nerfs de tout le monde. À l’époque, ils ne voyaient pas le problème, au bruit de pétard que faisait la mob’, ils pensaient avec plaisir « voilà Anis », et cela remplissait leur cœur de miel, mais celui de leur père et de bon nombre d’adultes virait vinaigre, aujourd’hui, si un petit con s’avise de passer sous ses fenêtres sur un deux roues débridé, il a cette réaction vinaigre, vieillir tue la magie du monde.
Mais que c’est beau et la fin « vieillir tue la magie du monde ». Ton texte lui a gardé la magie de cet âge-là.
Merveilleux !
Grands mercis Heléna et Anne
une conclusion d’une justesse qu’il faut absolument se donner le plaisir de démentir :-). mais pas toujours évident
« le plaisir de démentir » oui Brigitte c’est ça ( évident ou pas)
Oui oui absolument, et on se raconte des histoires, preuve que…
on voit tout . On y est . Le bruit du moteur. le parfum de l’essence. Le petit et la grande…
pourtant j’ai pas parlé de l’essence, mais tu as raison j’aurais dû! Merci Nathalie
(oh, quelle belle et sage mise en garde, décidons de ne pas vieillir donc)
J’aime beaucoup le personnage d’Anis et ce moment où il siège sur sa mobylette pendant que les autre sont adossés au mur, c’est ton histoire et aussi une scène commune à la campagne qui parle à tous. Merci.
C’est exactement ce que dit Nathalie : on voit tout, on y est, oui on se sent pris par tous les sens, embarqués au cinéma, c’est vraiment au ventre