Comme je l’ai dit, Jeanne n’est déjà plus tout à fait à sa place sur la photo de famille. Elle est partie, loin des montagnes peut-être, vers la ville, où elle se mariera, plus tard. Elle épouse Roger Longueville en 1931, ils s’installent à Bordeaux ; c’est un autre temps, un autre espace surtout. Mais elle reviendra à Aulon, quand l’homme aura disparu. Dans l’intervalle, depuis cette borne que marque la photographie, un des faits réels, un évènement marquant à partir duquel on peut réordonner les autres éléments sans doute, Louise, sa mère, décède. Jeanne a treize ans. Je ne crois pas qu’elle ait jamais parlé de la disparition prématurée de sa mère, je veux dire parler vraiment, parler pour dire ce qu’elle a ressenti, la souffrance que c’est, la souffrance que c’est nécessairement de perdre sa mère si jeune, de n’être plus que quatre quand on était cinq ; et puis le père encore, un peu plus tard, elle a vingt ans, et de se retrouver trois jeunes adultes dans cette maison qu’on se partage, dans un village isolé de tout. Alors on part, forcément, quand le train du monde moderne laisse parvenir son écho dans les vallées anciennes. La mort, l’exil, ce sont de vieilles histoires, ça aussi je l’ai déjà dit. Quand on regarde la photographie de famille, Louise retient toute l’attention. Elle seule brave le regard du photographe, accroche l’objectif et sidère l’espace. Elle est entièrement vêtue de sombre et j’ai eu l’occasion de mentionner son foulard noué serré sous le menton. Il encadre le visage anguleux, creuse les joues, dessine les traits émaciés ; il la fait surgir du passé. Jeanne ne lui ressemble pas, pas encore. Mais je reconnais les yeux ; j’ai vu ce menton, je connais cet air de fermeté. Parce que Louise est morte trop tôt, elle a inscrit à jamais le visage solennel de cette pose photographique sur les murs de la maison. Avec le portrait adoré qui couronne la cheminée de l’étage commence le matrimoine, s’inscrit d’abord l’histoire des femmes dans ce lieu.