Antonio s’est emparé des valises de son frère. Il indique le chemin à prendre pour rejoindre leur logement. Tous les quatre avec le bébé dans un couffin improvisé se mettent en route. Comment va-t-il lui annoncer qu’il est malade, ainsi que sa femme, et qu’il ne va pas pouvoir les héberger très longtemps. Son dos se voûte un peu sous le poids des soucis et de l’angoisse de ce qui peut arriver. Il aura quarante ans dans quelques jours, mais il sent bien qu’il ne vivra pas bien vieux, entre l’usure des ans et la maladie qui s’est infiltrée en lui. Il sourit à sa toute neuve belle-sœur dont il ne sait rien mais qu’il trouve triste et renfrognée, mais bon c’est sûrement la fatigue du voyage, il ne faut pas juger trop vite. Il encourage en disant certes que c’est un peu loin mais qu’on fera des pauses. Les deux frères se sourient, mais Gildo n’est pas dupe, il a bien remarqué les traits fatigués d’Antonio, le débit plus lent de ses paroles ; quand ils étaient gosses, il lui semble que c’était hier, Antonio parlait sans arrêt avec beaucoup d’aplomb, celui de l’aîné certes mais aussi avec insouciance et légèreté ; rien de tout cela aujourd’hui ; de la tendresse certes mais il a perçu un peu de désillusion dans la manière qu’il a eu de s’adresser à lui. À mesure de l’avancée Gildo lui donne des nouvelles des uns et des autres, des parents restés au village, de leur tristesse lorsqu’il est parti mais de leur compréhension aussi. Antoinette, toute enjouée à l’idée de pouvoir s’occuper un peu de cette petite cousine tombée du ciel, babille comme une enfant sans réaliser tout de suite qu’elle le fait en français et que sa tante ne comprend pas. Elle se met à poser des questions sur le bébé, informe qu’elle sait se débrouiller, qu’elle s’est déjà occupé de son petit frère, qu’elle sait tout faire, qu’elle aime bien les bébés, qu’elle en voudrait plein quand elle sera plus grande, et ainsi de suite sans laisser trop de temps à cette tante qui s’appelle d’un prénom bizarre, Mafalda, et qui n’a guère envie de lui répondre. Alors elle continue de lui raconter sa vie à l’école, elle aime bien y aller, elle veut faire des études mais elle ne sait pas si elle pourra à cause de ses parents qui sont malades, mais elle se reprend vite car on lui a dit de ne pas en parler. Mafalda n’a pas eu l’air d’avoir entendu, son visage reste de marbre et elle ne manifeste rien. Antoinette continue le fil de son soliloque en italien, puis se lasse de l’absence de réaction. Sa tante comprend qu’il faut qu’elle dise quelques mots, et la remercie, puis va chercher au plus profond d’elle-même, des mots à dire pour faire plaisir à la fillette, et lui dit à mi-voix qu’elle est bien jolie. Antoinette est contente car elle a mis sa plus jolie robe pour venir accueillir sa famille et elle se réjouit d’avoir arraché quelques mots à cette femme étrange dont elle n’arrive pas à savoir si elle va l’aimer ou non. Entre les tempes de Mafalda, il règne comme un brouillard, et ce n’est certes pas dû seulement à l’épuisement du voyage. Depuis le décès de son fils Isidoro à quelques mois, suivi par l’accouchement des jumeaux morts-nés, elle semble flotter sur terre. Certes sa petite Laura semble en bonne santé mais elle n’a plus beaucoup de confiance à donner en la vie. Pour l’instant elle suit son mari et son beau-frère, et attend de voir ce qui va se passer. Gildo se retourne de temps à autre, l’interrogeant du regard et elle hoche la tête comme pour lui signifier je suis là ne m’en demande pas davantage… Pour l’instant le nouveau monde espéré n’a pas encore donné signe de vie. Du courage, elle en avait. Et du courage il lui en faudra encore. Est-ce que ça s’épuise le courage ? Elle mettra d’autres enfants au monde dans l’espoir qu’ici ils vivent plus longtemps que là-bas. Déjà elle pense là-bas pour évoquer son village où repose son père depuis 5 ans désormais. Elle sent bien qu’elle ne reverra pas sa mère et ses sœurs avant longtemps. Débarquer dans cette ville et ce pays inconnus, loin de la complicité avec ses sœurs l’effrayait, mais elle n’avait pas vraiment eu son mot à dire. Gildo lui avait dit qu’ils allaient rejoindre son frère en France et qu’il aurait du travail. Et puis aussi qu’il ne fallait pas rester dans ce pays où des idées se disséminaient avec des violences qu’il n’aimait pas. Elle avait suivi, laissant derrière elle une partie d’elle-même, sans doute la meilleure. Elle secoue la tête, manière de chasser les idées noires. Laura émet quelques gémissements, il faut revenir à la réalité. Elle la prend dans ses bras et lui sourit.
on les voit, on sent ce qui pèse sur eux, on voudrait qu’Antoinette ne vieillisse pas
Votre texte est très prenant et l’interaction entre ces trois adultes entre eux et avec la petite très bien décrite. Merci, Solange.