La maison aujourd’hui offerte à tous les regards, construite en contrebas sur le flanc sud qui vise la sapinière, était autrefois entourée de murailles et fermée par un porche avec un grand portail d’entrée. Le climat, l’altitude imposent les rigueurs de la construction ; l’épaisseur des murs, l’étroitesse des ouvertures concentrées au sud, les plafonds bas, le nombre réduit de pièces. Les vallées isolées composent un monde clos dans lequel il vaut mieux être rattaché à une maison, à l’ostau, si on ne veut pas que pèse sur vous les lourds soupçons de l’étranger. Jean-Marie et Louise Sénac ont acheté la maison d’Aulon aux Capdetrey, après quelques années passées à Bordeaux. Les raisons de cet exil momentané ne sont pas connues et l’enquête du récit vise à explorer des chemins possibles. La famille Sénac apparait dans le recensement de 1901 sous le titre « ménage 22 ». Les femmes de la famille ont pris en charge l’héritage foncier, l’ont entretenu et l’ont légué ; Louise, Jeanne, Liliane, et c’est encore une femme, étrangère à la lignée cette fois, qui inscrit son histoire maintenant, qui colmate les brèches avec les mots. La maison conserve un siècle plus tard plusieurs traits caractéristiques forgés par la vie autarcique des montagnes ; les ouvertures avec leur linteau de pierre, cintré sur les deux fenêtres du rez-de-chaussée, l’auge en granit sous l’escalier, les chais en bois qui surplombent la limite du terrain, l’ancienne grange en vis-à-vis de la demeure. Les quatre pièces qui composent le lieu rappellent l’aménagement d’usage quand il s’agissait d’abriter le bétail et de permettre la conservation de la nourriture. Le sol dans la pièce du bas, réservée aux bêtes, n’est plus recouvert de terre battue, le mur appuyé contre la route ne ruisselle plus d’eau et sa source est tarie. Dans la pièce principale, l’âtre immense pourrait encore accueillir un bœuf entier à rôtir, les pots en terre, les brocs et les cruches sont alignés sur les étagères, les cœurs restent gravés sur les armoires en chêne construites par le menuisier du village et offertes en cadeaux de mariage. L’escalier central mène toujours aux deux pièces de l’étage. Les crochets attendent encore sur les poutres les réserves de viandes pour l’hiver mais, dans l’autre chambre, au-dessus de la cuisine, de la chaleur des bûches, la famille au complet ne se réunit plus pour dormir. Les habitudes ont changé : les exigences de confort, les projets de pièces cloisonnées, l’aménagement du grenier afin que chacun puisse trouver un lieu bien à soi. Sur la terre brute, caillouteuse de la cour, devant la maison, l’herbe a poussé, les rosiers et les sauges bordent les murets. Mais par l’imago intacte qui se dévoile lentement, on comprend que la métamorphose n’a pas vraiment eu lieu, le temps déborde. Dans l’angle droit de la cour, à l’endroit où se tenait encore les greniers à foin avant que l’on n’ouvre la vue sur la vallée du Lavedan, se tiennent le père, la mère et les trois enfants. Ils sont habillés avec leur tenue du dimanche, les deux sœurs portent les mêmes robes à carreaux, le père et le fils ont sorti vestes et vestons, nœud papillon et montre à gousset. Louise cache ses cheveux sous un foulard sombre noué sous le menton. J’observe leur pose solennelle, le visage grave, les mains le long du corps, l’œil rivé vers la boîte photographique qui immortalise l’évènement. Seule Jeanne, la plus jeune, s’échappe du cérémonial : les mains dans le dos, la bouche serrée qui réprime un sourire, le regard détourné du moment, elle n’est déjà plus tout à fait à sa place. Pourtant, c’est elle qui restera la dernière dans la maison, elle qui est la plus jeune, qui est une fille.