Désormais, nul ne saura jamais. Le parcours réel, la fatigue, la peur, le doute, et même les paysages. Des flashes subsistent. Ou des reconstructions dans un imaginaire d’aujourd’hui, cent ans plus tard. Il y avait la chaleur d’un mois de juillet. Entre la province de Vicence, au nord-est de la péninsule italienne, au pied des Préalpes vicentines et d’une cité forézienne d’un pays dont quelques bribes avaient été dévoilées. Avec le dernier regard qui se pose tout autour sur les collines, les vignes, les oliviers. Sur ce qui ne sera plus. Sur ce paysage, cette lumière qui feront défaut si cruellement plus tard. Descendre de la ville haute vers la gare plus bas dans la cité. À l’opposé du fleuve et du pont. À l’encontre de toutes les promenades du dimanche. Parcourir ces rues pleines d’un passé lui aussi relégué dans des sphères éloignées. Et tout abandonner. Un train, suivi d’autres qui véhiculeraient des égarés vers un avenir que l’on dit toujours meilleur. Entre la lumière d’une province où la langue est chantante et la noirceur d’une ville minière qui avait la faculté d’offrir du travail. Un exil et un espoir. Peut-être deux jours de voyage à regarder par les fenêtres les collines qui défilent. Accrocher quelques pensées çà et là, laisser traîner un ruban de visages dont on ne sait quand ils seront revus, ni s’ils le seront un jour. Déposer un souvenir heureux au pied d’une montagne, un autre un peu douloureux entre les pieds de vigne, ou enseveli dans les rizières que les mains des femmes enfouiront au plus profond. Cela défile et dans le wagon surchauffé les yeux se ferment. Les trains s’échangent et se succèdent. Les mots se cherchent, s’épuisent. Des dialogues troués de blancs. La patience qu’il faut cultiver pour ne pas prendre la couleur du désespoir .Et l’autre pays scruté à nouveau derrière les vitres sales. Mais à quoi accrocher ses rêves … Les arbres sont-ils les mêmes, les vallées seront-elles des creux de tendresse, les maisons des havres de paix… Et le ciel ne semble-t-il pas plus bas, plus lourd à porter. Un voyage qui embrase, qui brûle, qui crée cette distance – subie ou désirée – dont on n’a plus le choix. Sur le parvis de la gare, se retrouver nus. Avec en tête des murmures inaudibles. Ici aussi il faisait chaud. Il manquait juste le petit air de là-bas, car maintenant il faudrait dire là-bas quand on penserait au pays, ce petit air porteur des parfums dont on n’aurait pas imaginé vivre sans.
Qu’il est beau ce dernier regard. Merci Solange