c’est toujours à peu près la même époque, le même endroit, les mêmes gens, les mêmes sentiments – tout est pareil semblable équivalent et rien ne changera jamais : après le soleil la peau noircit, parfois il semblerait que ce soit une marque de distinction – disons en septembre, en ville (de ce côté-ci du monde) – parfois cette teinte reste et elle devient discriminante, pour certaines personnes sans doute mais elle le devient – les enfants n’en ont guère souffert et ils devaient être très protégés – parfois venait à la maison un type qu’on ne connaissait pas, pas nécessairement un arabe, ou un basané, une de ses connaissances de la guerre, quelqu’un, il s’asseyait avec lui dans le salon, les enfants avaient à rester dans leurs chambres, qui était-ce ils s’en fichaient un peu – on lisait des bandes dessinées ou on avait du travail à faire des devoirs des leçons ce genre de choses surannées imbéciles obligatoires toujours repoussées à la dernière minute, pas le travail, non, mais le problème c’est qu’il ne faisait pas si beau qu’on puisse au moins sortir (les garçons sortaient, les filles non) faire du vélo ou n’importe quoi d’autre mais dehors – puis le type s’en allait, il était aussitôt oublié et on parlait d’autre chose – il avait quelque chose de particulier, une courbure du dos, quelque chose de différent comme un manteau élimé à la martingale qui n’était plus à la mode, une démarche mal assurée
ils ont eu vingt ans ensemble au même endroit et au même moment, c’est le plus bel âge de la vie comme ils le sont tous quand on aime, pour eux ça a été un peu différent : ils avaient à faire – même si je ne l’ai jamais vu, je comprends ça – c’est quand on lui a annoncé que son père avait été pris qu’il s’est engagé, c’était en mai et il n’avait pas vingt ans – c’était quelque chose d’insupportable que de rester à la maison (elle était au vingt-quatre de la rue) sans rien faire alors que le reste du monde se bat s’entre-tue s’entre-déchire c’était insupportable de rester là à ne rien faire – engagé volontaire dans les F.F.C.
j’ai gardé son cahier, j’ai retrouvé les photocopies de son livret militaire ça s’intitule état signalétique et des services c’est alors qu’ils se sont connus, il n’y a pas quinze ans, se sont retrouvés ensuite au garage puis en ville, et quand il a fallu partir, valises cercueil, ils se sont perdus, il n’est pas nécessairement juif ni obligatoirement français
en station à BouFicha (17 mai 43), Sousse puis Tripolitaine Zaoura, passe la frontière le 11 juin 43 en station à Nabeul; embarquement le 2 août 43 à Bône (s/s Ranchy) pour l’Italie ; débarquement Naples – embarquement à Tarente (s/s Durban Castly), débarquement Cavalaire (16 août 44) – entre à l’hôpital, puis opérations devant Toulon, dans la vallée du Rhöne et de la Saône, puis devant Belfort et sur le front des Vosges – Aillervillers (Haute-Saône) puis en train Aurignolles (Charente Maritime) – fait mouvement voie ferrée Haillouville (Vosges) – opérations plaine d’Alsace (jusqu’au 4 mars 45) – en station Kirchzeim, quitte l’Alsace voie ferrée arrive à Juan-les-Pins – hôpital Villa des Fleurs à Vence (4 juin 45) – en station à Borgo San Dalmazzo (Italie) puis bivouaque à Nice – embarquement voie ferrée débarquement Brie-Comte-Robert puis en station à Gretz à/c 10 juin 45 – bénéficie d’une permission, se retire dans ses foyers 14 août 45
– le militaire aime l’acronyme (simplifie), la géographie (repère) et les dates (éternellement) car, avant d’être un jeu à somme nulle et à corps perdus, leur métier est une discipline indiscutable – et c’est la nuit, c’est entre chien et loup, on sonne à la porte, le type est là, la porte est fermée, de la fenêtre du premier étage dans la cage d’escalier on se penche, on le hèle, il lève la tête, ce n’est pas qu’il soit mal rasé, hirsute ou sale, il demande sans doute si c’est bien ici, à la fenêtre de la grande véranda, dans la maison de l’autre coin, derrière son rideau une vieille femme immobile et tassée regarde, elle ne peut pas bouger elle ne peut rien entendre mais elle voit à la fenêtre du premier étage de la maison d’en face, celle de la cage d’escalier, le visage d’un enfant – une fille il me semble bien – l’une des deux, comment savoir laquelle elles se ressemblent à s’y méprendre et d’ailleurs elles en jouent, se font l’une passer pour l’autre, ce n’est pas que ces gens-là ne soient pas bien mais ils sont différents, ils viennent d’ailleurs, ils ne sont pas d’ici, c’est un peu comme ça que les choses arrivent (tout à coup se rendre compte que gens n’a ni singulier ni féminin) – cet homme en manteau, je ne l’ai jamais vu mais je vois de quel bois il est fait – ça ne demande aucune explication on sait ce qu’il a dû endurer ce qu’il doit traverser – la petite fille se penche et l’interpelle, il lève la tête, n’ébauche même pas un sourire – six heures et demie, sept heures du soir, en face dans l’épicerie il n’y a plus de pain, les lumières sont allumées, quelques courses encore, ce qui manque, des gens pressés, le froid qui commence à griffer, ce manteau de gabardine lourd sur des épaules vaguement affaissées – la mère qui vient à la fenêtre, cheveux noirs sourire magnifique joie de vivre gaieté élégance beauté, elle rentre, la fenêtre se referme
Gilo c’est pour toi
« après le soleil la peau noircit, parfois il semblerait que ce soit une marque de distinction – disons en septembre, en ville – parfois cette teinte reste et elle devient discriminante, pour certaines personnes sans doute mais elle le devient » sourire à la justesse de cette notation et puis continuer en silence (parce qu’envie en ai, pas du silence juste éviter de me battre avec mes doigts pour écrire banalité | mais de lire)
juste ajouter qu’il est normal que gens n’ai ni pluriel | aurais dit ni singulier | ni féminin, gens c’est neutre, c’est personne ou tout le monde, et généralement ça ne compte pas
j’adore comme tu nous embarques
j’ai trouvé très fort ton dernier bloc : » et c’est la nuit, c’est entre chien et loup, on sonne à la porte, le type est là, la porte est fermée, de la fenêtre du premier étage dans la cage d’escalier on se penche, on le hèle, il lève la tête, ce n’est pas qu’il soit mal rasé, hirsute ou sale, »
je ne situe pas forcément la scène dans l’ensemble de tes textes, peu importe, j’y suis….
Rétroliens : # été/(automne) 2023 # 15 | et puis tout à coup un parfum de roses – le Tiers Livre | écrire, publier, explorer
Ah oui y être comme l’écrit Françoise et toutes ces images qui nous arrivent (la courbure du dos et la gabardine ) ( la vieille femme à sa fenêtre )( les deux qui se ressemblent à s’y méprendre )( le sourire de la mère )…