Jumelles et appareil photo avec 400mm. C’est ce que tu as mis dans ton sac à dos. La longue vue et le trépied t’auraient permis de fouiller mieux, inspecter, détailler plus précisément, et sans risque de bouger grâce au le trépied. Mais aujourd’hui, tu veux de la mobilité, de la souplesse, du flexible. Du portable. Tu ne vas pas t’asseoir, pas t’installer, rester debout, marcher, peut-être t’arrêter un moment, mais peut-être pas, ou pas longtemps. Tu veux encore une fois faire le tour de l’île, au moins le demi-tour du rivage, ce que tu vois depuis la terre. Le tour de l’île, le tour des îles juste à côté, le tour de la côte, vérifier une fois encore partout à l’entre-deux, à la limite entre la terre et la mer, l’endroit où ces deux-là se caressent, l’endroit où elles se cognent, où elles s’affrontent, se confrontent, se rencontrent. L’endroit où chacune dépose chez la voisine ce qui ne l’intéresse pas. La peau de la terre, ses cailloux, ses algues, son sable, ses flaques, ses coquillages de toutes les formes et de toutes les couleurs, les accents circonflexes posés un peu partout en dépit de toutes les règles de toutes les orthographes. Et puis la peau de l’eau, là où elle touche l’air, la limite entre le dedans de l’eau et le dehors de l’eau, la surface. Là, tu vois des vagues, des ondulations, un peu d’écume, des gouttes, des projections, ou tout au moins des plis, des ourlets, des fronces de courant, des bordures soulignées. Il y a aussi tout ce qui flotte, les casiers des pêcheurs, des déchets incongrus, des objets plus ou moins reconnaissables suivant le temps qu’ils ont passé dans l’eau, suivant le temps qu’il a fait, grand calme ou tempête qui va les déchirer, les réduire en morceaux, toutes les bouteilles plastiques et les tongs sans leur paire. Plus haut sur la côte, dans les rochers, sur les plages tu ne regardes pas. Tu sais les coins à huitres, tu verras ça plus tard, aujourd’hui, tu te concentres sur l’estran, où se font les échanges de la terre à la mer, de la mer à la terre. Tu regardes des formes que tu connais, que tu reconnais, tu as un nom pour ces choses. Coquillages, cailloux, algues, un peu plus haut, les plantes, les morceaux de bois, les bancs en haut de la grève, la cale en béton et les anneaux pour les bateaux, les bouées sur l’eau, avec leurs anneaux pour pouvoir s’amarrer, parfois écrit en gros, le nom du bateau. Tu sais. Même si tu ne peux pas lire, tu reconnais, tu complètes les blancs, tu termines les phrases. Mais ça ne marche plus quand tu n’as jamais vu, quand rien dans ta mémoire ne vient se recoller aux morceaux que tu vois pour faire une chose entière. Et c’est ce que tu cherches aujourd’hui. Tu cherches l’étonnement, l’inconnu, le nouveau. Quelque chose que tu pourrais, reconnaitre comme un indice, un signe, un espoir de retrouver John. Ou au moins de savoir. Comme là-bas, sur le sable juste avant la pointe, du bleu. Pas normal de bleu sur la terre. Le bleu c’est pour la mer et le ciel, pas pour la terre. Tu t’assieds par terre. Tu cales les coudes sur les genoux. Tu fais la mise au point, les yeux collés aux œilletons des jumelles, aller-retour, le doigt sur la mollette, flou, net, flou, net. Ne plus bouger. Tu t’en doutais déjà, maintenant tu le vois, un morceau de filet. Comme ceux que tu retrouves dans le nid des oiseaux, avides de déco, et plus souvent, dans le ventre des oiseaux, autour du cou des oiseaux, autour du corps sans vie du poussin étranglé dans les mailles trop serrées. Des oiseaux, pour en trouver, il faut que tu regardes un peu plus haut. Les fous, tu sais où les trouver quand ils nichent sur la falaise, quand ils volent au ras des vagues. Plus tu t’éloignes de l’île et plus ils s’éparpillent, se dispersent pour aller pêcher. Alors tu les cherches des yeux sans les jumelles, pour mieux les repérer, leur vol rapide, juste au-dessus de la surface, ils suivent les vagues. Et tu rêves de magie, de sortilèges ou de bricolage génial, d’un truc de savant fou, un moyen qui pourrait faire de leurs yeux, les tiens, voir à travers l’oiseau juste en le regardant, qu’il te prête son regard, pour voir tout de plus haut, plus précis, plus perçant et faire le tour de l’île en juste deux battements d’aile. Voilà, c’est ça que tu veux. Devenir un oiseau pour prendre du recul et voir tout ça de haut