Elle sort de la maison, traverse le jardin, passe la grille en fer forgé noir et se poste sur le trottoir, à l’angle du trottoir. Elle regarde autour d’elle l’entrelacement des quatre rues qui se joignent puis se séparent. L’une roule et coule vers la ville. La ville est comme un décor de cinéma à l’abandon. Les murs des bâtiments s’effritent. Partout on a jeté à la hâte des filets métalliques pour faire tenir ensemble façades, pierres, rambardes, balcons. En sous-sol vivent des trains. Traversant un tunnel souterrain, les trains de passage font trembler les murs et cliqueter les verres sur les étagères des cuisines. Derrière le centre-ville, des quartiers anciennement ouvriers sont rongés d’humidité. Ils tiennent à peine debout. Leurs maisons insalubres ont accueilli des migrants par centaines. Les enfants jouent dans les rues avec des balles faites de tissus. C’est dans ces quartiers que la mère a fait des photos. Des photos noir et blanc d’enfants aux aux yeux foncés et au visage anguleux. Au-delà des quartiers pauvres, toujours vers le nord, de vastes plateaux aux pommiers et poiriers. On y produit un sirop noirâtre qu’on étale sur des tartines de fromage rance. Derrière le plateau s’étant un pays où personne ne va. On y parle une langue aux accents qu’on n’aime pas par ici. Du carrefour, devant la maison, elle voit encore une rue, une rue qui celle-là file vers l’est. L’est c’est les campagnes, les prairies, les vaches, les champs. L’est, c’est la vie d’un autre temps. Une vie de fermiers, de petits métiers, une vie qu’on dirait proche du moyen âge. L’est ça monte, ça crapahute vers les hauts plateaux balayés par les vents. Plateaux marécageux envahis de graminés, bruyère, myrtilliers. On y sait vivre cerfs, loups, chats sauvages. On y grimpe lentement en suivant le cours de la rivière. Celle qui charrie une eau aussi brunâtre que de la teinture d’iode. Derrière les marécages et les forêts sombres c’est le pays des envahisseurs, des casques à pointe. Qu’ils restent derrière leur frontière. Même si la grand-mère les coiffait quand les bombes pleuvaient, que ça permettait de ne pas mourir de faim, on ne veut rien savoir d’eux. Il y a encore la route qui mène à l’ouest. Celle-là va à la ville, la grande ville, celle où l’on peut étudier à l’université. Celle où l’on peut aller au théâtre et au cinéma. Celle où on peut trouver la culture, celle avec un grand C, celle des musées, des livres, des gens qui parlent bien. On y sort toujours habillés correctement. On se tient droit là-bas, très droit. La dernière route, la quatrième mène au Sud. Elle va vers les beaux quartiers. La route du sud c’est la route de l’espérance. Celle d’accéder à la vie de nantis, ceux qui ont fait fortune, qui ont aujourd’hui une maison à tourelles, un château, une villa avec piscine. Avec, trônant sur la cheminée des photos d’enfants tenant fièrement dans la main leur paire de skis alpins. Par devant la maison, une voiture clinquante, décapotable dont le moteur ronronne à l’arrêt comme un gros chat.