Je n’ai pas l’occasion de me rendre chaque jour au musée Jacquemart-André à Paris pour contempler le Portique de fantaisie de Francisco Guardi. Un riche aristocrate comme Edouard André, collectionneur d’art, s’est certainement assis quotidiennement dans son fauteuil récamier couvert de soie dans le salon des tapisseries. J’ai acheté pour quelques euros une petite reproduction en format A4 que j’ai choisi de laisser dans son enveloppe plastique pour ne pas l’abîmer. Elle est punaisée sur la porte de mon bureau. J’ai aussi une carte postale, plus facile à contempler, que je sors régulièrement de son tiroir. Je laisse de côté Edouard André, je l’imagine plutôt à contempler ses Canaletto, j’oublie la grande maison bourgeoise du boulevard Haussmann qui accueille sa collection, devenue désormais un musée privé. Mais je donnerai encore les douze euros pour entrer, onze peut-être si j’ai sur moi, et non périmé, le pass éducation, qui offre d’avantageuses réductions. Quand j’ai l’occasion de sortir de son tiroir le Portique de fantaisie, plus régulièrement donc que mes visites au musée, et de façon plus attentive que si je restais debout dans le couloir sombre et étroit devant la porte fermée de mon bureau, je me mets à la place du personnage enfant, de dos, au premier plan, tout habillé de marron, et qui indique une direction opposée à celle qu’il emprunte avec l’adulte, son père sans doute ; son bras et son index sont tendus vers la gauche. Je me dis que moi aussi j’ai souvent préféré la direction opposée au chemin qu’on voulait que j’emprunte. La Venise imaginaire que peint Guardi est bien plus vraie que la Venise réelle. Elle prouve que la réalité, aussi fantasmatique soit-elle, n’est jamais suffisante. Guardi ajoute du rêve au rêve, il n’en a pas assez. Il y a un dôme qui ressemble vaguement à celui de Santa Maria della Salute et un escalier au bout d’une place qui n’enjambe aucun canal ; il y a des colonnes dignes de l’enchantement romantique mais dans un travail d’emboîtement vertigineux qui me fait un peu penser à Escher. Ni l’enfant ni les colonnes ne m’intéressent vraiment, plutôt ce grand portique qui encadre la vue, image des ruines, évocation de ce qui d’une époque très ancienne a disparu. Je regarde alors le linge qui pend aux fenêtre des façades historiées, le sol jonché de débris, les dalles abîmées. Et je plonge au loin vers le cyprès, qui se dresse bien droit, peut-être de l’île San Michele, promesse d’une autre fantaisie.
La rumination est bien là, la chevauchée des pensées aussi. Je trouve l’exercice très libératoire, on a envie de galoper. Merci Olivia.