En haut du bourg, c’est l’ancien hospice reconverti en bar associatif, repaire d’artistes, sélection de bières, kirsch, whiskys, c’est que l’on en produit ici désormais, du kirsch bien sûr, mais aussi du whisky, de l’absinthe même. Les cadres et décorations occupent les murs. Et il y a la faune, du tatoué, du percé, du coloré, du déchiré. Les voix douces montent avec la nuit et le degré d’alcool. Il est bizarre le décalage entre l’écart à la norme, si affirmé qu’il n’est plus revendiqué et la douceur des voix, des mots. C’est que la marge a des tolérances, que la norme ne connaît pas… Lui il n’en est pas de cette faune, de la marge en revanche peut-être, peut-être déjà au-delà de la marge, disons des confins, il arrive déjà un peu fait. Elle sert un verre de vin. Il m’interpelle. Il veut provoquer. Il veut dire qu’il sait. Autre façon pour le corps, la voix, pour tout l’être, simplement, de dire qu’il veut baiser et qu’il trouve le temps long là-bas dans sa vallée avec son four et sa farine. Tout ce fatras argumentatif pour des réalités si triviales, et il n’est pas le premier au fond, des centaines de phrases, des étalages de mots produits par des corps en tension, avides de séduire, alors ça se gargarise de mots, de petits coups, il ricane souvent il ricane, affiche un air entendu, et je me dis par qui, entendu par qui, dans cet infernal monologue où plus rien ne l’atteint. Un corps déblatère qui voudrait simplement se taire et pétrir autre chose que la pâte élastique et voir gonfler tout enduit de vapeur autre chose que le pain du lendemain. Ils le regardent, mi las mi médusés, déballer ses salades, je suis né le même jour que Napoléon, le préfet était là, le préfet a assisté à ma naissance, il sort sa carte d’identité, tu vois, je rentre gratuitement dans les musées à Paris avec cette carte là, ils sont obligés, contraints, ma mère elle a vu le préfet, il était là au- dessus de mon berceau, vous imaginez, et il rit, il ricane et demande à être resservi, c’est sa tournée, il est bon le kirsch quand il descend comme ça au fond du gosier un soir d’été, comme on dévale les pentes à partir des crêtes à travers la forêt chaude. Alors je bois.
« C’est que la marge a des tolérances, que la norme ne connaît pas… »
« Un corps déblatère qui voudrait simplement se taire et pétrir autre chose que la pâte élastique … »
« … il est bon le kirsch quand il descend comme ça au fond du gosier un soir d’été, comme on dévale les pentes à partir des crêtes à travers la forêt chaude. Alors je bois. »
« …(il) affiche un air entendu, et je me dis par qui, entendu par qui, dans cet infernal monologue »
Superbe ce texte. Je me suis laissée emportée par le récit de cette soirée. Alcool, désir. Des mots dits à la place d’autres qu’on ne dit pas.
Merci
Merci Françoise, la pesanteur des nuits vosgiennes