Le mieux à en dire c’est que ça n’en vaut pas la peine, ça ne sert à rien, l’écriture oui, c’est de ça dont je te parle, l’important c’est l’usage mais je ne parle pas comme ça, ça n’en vaut pas la peine les histoires toujours des histoires, mais bien sûr que non je ne les lis pas, je n’en ai pas besoin, ça m’est égal et les miennes me suffisent et je n’aime pas perdre mon temps, les moments qu’on a à perdre je n’en veux pas – de quel droit se permettrait-il d’écrire à mon sujet d’ailleurs ? – et de toutes les manières du temps à perdre, je n’en ai pas, j’avais un chemin à parcourir sans doute (mais les choses comme celles-là ne s’écrivent pas : elles se vivent et il n’est de rien de les consigner, clavier, stylo orange ou pas, crayon papiers) et ce destin, je l’ai suivi comme j’ai suivi mon mari (celui que j’aime) ce chemin passait ici ou là
je l’aime toujours
et après ? Évoquer l’existence des gens ne les fera pas revenir. J’avais une grande tendresse pour mon père et ma mère (lui avait une maîtresse depuis que je le connaissais, mais ça a cessé ici), ma mère est morte à la maison, chez moi, sur l’esplanade, un quinze août, je suis allée la voir le matin, comme tous les matins, en lui demandant si elle voulait un verre d’eau ou quelque chose, il faisait chaud et elle était morte, de ce qu’on appelle sa belle mort comme si ça existait, évidemment les mots sont des traîtres, les écritures transportent et charrient bien d’autres choses, bien d’autres sentiments et faux évidemment, on se laisse aller, on écrit quelque chose en pensant à quelqu’un et puis on laisse les choses s’aligner, créer un perspective esthétique, on relit on reprend, mais je n’écris pas, non, j’ai fait des enfants qui écrivent, mais moi, non, et je ne lis pas non plus
je lis mais je le cache
tu vois quand j’ai cherché à trouver un travail, c’est la dactylo que j’ai appris (ou apprise comment tu dis ?)
le clavier comme un métier à tisser – non, non, ce n’est pas moi, je vais prendre une cigarette plutôt – je vais m’asseoir, mais c’est vrai
j’aime parler avec toi
et j’aime que tu parles avec moi
même si ce n’est pas moi, toi écris, on dit nostalgie, on dit oubli pardon regrets mais qu’est-ce que ça peut faire, comment veux-tu comparer avec une belle chanson, Love Nat King Cole (ce n’est pas moi je déteste la culture et les références et les connivences et les rappels, les notes, les souvenirs) – rien n’atteint cette atmosphère, rien ne s’y compare – on danse, oui, tu te souviens comme on dansait avant, tu n’étais pas né mon pauvre ami… – mon père possédait une montre bracelet, tout en or, la maille milanaise et le si léger bruit, doux comme un rêve du mécanisme, où est-elle à présent ? Il achetait ses montres chez un horloger de la rue des Eaux-Vives, derrière le quai, une toute petite enseigne, il avait offert à mes filles des pendentifs en forme de coccinelles dont les élytres s’ouvraient quand on rapprochait les antennes pour découvrir le cadran – il avait la photo des enfants dans son portefeuille, les miens, ses petits enfants et celui de mon frère – il vivait chez lui, son fils, au bord du lac, puis ensuite dans l’appartement de la place, le duplex, à l’étage des domestiques, il buvait de la bière, venait chez nous pour y passer un mois ou deux, sans faire de bruit, je ne me souviens plus, il dormait dans la salle à manger, on lui mettait là un lit, il aimait mon mari, tout le monde l’aimait, lui passait son temps à regarder, assis devant la fenêtre du coin du salon, comme il le faisait dans les derniers temps rue de Mexico, la rue et lire son livre de contes en hébreu ou en arabe ça dépendait – dans la poche gousset de son gilet se trouvait la tabatière dans laquelle il prisait – je ne sais pas te dire de quoi se faisait la vie alors, mes quatre enfants me prenaient beaucoup de temps et puis surtout lorsque mon mari est parti, les six mois où on a vécu sans lui au rez-de-chaussée de cette maison qui donnait sur la route – en face de la station-service – là-bas oui, là-bas, je buvais du café avec Mama dans la Dauphine, elle était rouge (la voiture, pas ma mère) et il faisait chaud, les enfants étaient à la maison, il fallait partir, Mama ses sept enfants dont deux morts pratiquement nés, avant moi, je suis la dernière – on appelait son mari Pape, c’est mon père oui, évidemment, tout le monde l’appelait Pape et parfois je suis contente qu’il ait disparu avant de vivre d’autres tragédies, plus proches de lui comme la mort des enfants de mon frère (dans cet accident de terreur et de nuit) et celle de l’autre petit, comme une malédiction – des enfants, mon dieu, ça ne devrait jamais mourir tu ne crois pas ? – mon mari est mort, je ne l’ai remplacé par personne, j’ai continué ma vie, j’ai élevé et aidé mes enfants quand ils avaient besoin de moi, plutôt les filles mais les garçons savent qu’ils ont la force et le droit pour eux, c’est ce monde-là et pas un autre et je ne suis pas là pour le changer, je le déteste de m’avoir pris ceux que j’aime, ma mère de sa belle mort, je ne veux pas parler de ce qui s’est passé en Allemagne et en Pologne, que ces pays soient maudits (tu devrais ajouter « nazis » pour ces pays d’alors tu sais), je ne veux pas parler de la disparition du père de mon mari – ni des autres, quels qu’ils soient et quelles qu’elles soient – des enfants, ils ont eu le front de tuer des enfants, l’abjection des hommes de pouvoir – je ne veux pas parler de la façon dont on a été obligés de partir et de tout quitter, je ne sais pas mais je ne crois pas que ce soit une fuite comme toutes les fuites qu’on a dû subir – je ne sais pas – il n’est pas question d’oublier, il n’est pas question non plus d’oublier les pogroms d’Ukraine et de ces républiques socialistes soviétiques, je suis née un peu moins de dix ans après la révolution russe et parfois je me souviens des regards ardents de ceux qui en parlaient quand j’étais petite – je n’aime pas la politique tout en me sachant, pour cette raison, disqualifiée par certains (tu sais je ne parle pas comme ça) – quand mon père est mort, j’ai dit à mon fils, le petit, de ne pas pleurer, il n’aimerait pas ça parce que tout le monde sait que la mort fait partie de la vie et que sans l’une, aucune des deux n’existerait, le plus petit de mes fils l’adorait, ils étaient très amis et ses pleurs ont entraîné les miennes, ce jour-là, il m’aidait à refaire les lits, la fin mars mais de ces tragédies on en connaîtra toujours, il y a cette espèce de destin auquel nous croyons alors qu’il ne fait que passer comme tout le reste – tu sais tout ça – ici je me trouve dans cette pièce, dans ce fauteuil que j’ai restauré (j’aime m’occuper des vraies choses), j’attends le coup de téléphone de mon frère, et si je regarde par la fenêtre les arbres de l’esplanade font des ombres tendres, mais la poésie non, non plus, je n’y tiens pas – parfois je me demande à quoi je tiens, je m’assois sur les marches qui vont au jardin, je fume une cigarette, les enfants racontent leur rentrée des classes, c’est la mi-septembre mon mari va rentrer manger et il fait doux, il s’agit d’une ville du nord où j’avais le culot de croire que je me trouverai bien sous la neige – l’inconscience peut-être, ces histoires qu’on nous raconte, comme au cinéma – ah Spencer Tracy ou Errol Flynn… ici nous sommes sans amis et sans famille, c’est à Paris qu’ils sont c’est à Paris qu’il faut vivre – nous en avions l’intention quand c’en serait fini de cette ville de briques et de froid – durant les mois de vacances dans le sud nous regardions, j’ai toujours, de tout temps, regretté cette maison de la Garde-Freinet, je disais à mon mari qui ne voulait rien entendre qu’en vendant la villa de l’avenue, nous aurions eu largement suffisamment d’argent mais il avait trop de difficultés avec ce passé qui ne passait pas, « laisse, me disait-il, laisse Jacquo c’est mort » (ce passé qui ne voulait pas passer) – lui plus que moi, plus que mes frères et sœurs même si, en arrivant en Italie, mon beau-frère a perdu la moitié de son bien – même si mon père a tout perdu durant ces années maudites et qu’il a réussi à reprendre, si peu pourtant, je n’allais pas laisser faire – il y avait les enfants – Ramatuelle… – je n’ai pas de regrets je me suis battue mais les femmes ont toujours ce désavantage de n’être que ce qu’elles sont – c’est l’ordre du monde et l’ordre des choses même si mes enfants me disent le contraire, cette fable qui veut que ce soit par nous que soit transmise cette foi et cette religion, qui peut bien y croire ? et pourtant… je te dis, je ne veux pas changer le monde ni son ordre, même si mon père donnait de l’argent pour planter des arbres au bord du désert du Neguev, ça veut juste dire le sud, avant que je naisse, même si les affaires faites par mes frères et les autres ont prospéré pendant la guerre et que cet ordre, c’est la guerre justement – tout simplement
tu vois, ya amri* disait ma mère, qu’est-ce que je fais encore là ?
comme dans la chanson je ne regrette rien, ou cette autre j’ai mon passé qui est à moi
bien que je n’aie jamais aimé Edith Piaf
ce n’est pas une affaire de femmes que la guerre même si il faut la mener pour exister
tu vois par exemple, je ne me suis jamais disputée avec mon frère
avec mes sœurs c’est une autre histoire mais les histoires tu sais… non mais voilà, quand mon mari est mort, je n’ai pas pu ni voulu rester dans cette ville, c’était impossible, je n’allais pas trouver du travail, il m’en fallait pour survivre, il fallait aider les enfants à faire de bonnes études pour qu’ils aient de bonnes situations, je n’allais pas rester là à ne rien faire ou à faire la bonniche ici ou là, il me fallait un travail, mon frère m’en a procuré un, j’ai fini par vendre cette satanée villa à un escroc qui m’a proposé un viager (j’aurais dû me méfier, un viager alors que je n’avais pas soixante-cinq ans… je sais j’aurais dû mais j’en avais marre tu comprends, trente ans pour y arriver, il y avait trente ans) j’ai même acheté un deux-pièces à Rome à l’une de mes filles – et là aussi, je sais que j’aurais dû le garder mais je l’ai revendu – tant pis pour moi – ce qui fait que je te raconte tout ça… viens, on sort
*: mon amour
Il faudrait il aurait fallu peut-être l’installer quelque part ; un point de vue, unique, un lieu quelconque mais s’y tenir – procéder par flash-back peut-être
Un sacré texte qui dit le trop-plein et la vidange des souvenirs. « le clavier comme un métier à tisser « – Ici il tasse la mémoire presque rageusement, désespérément peut-être… Alors,le cri du coeur et du corps à la fin : « Viens , on sort ! » (De l’air ! De l’air !).
merci de la lecture – pour l’interprétation, chacun.e voit midi où il (elle) l’entend mais il n’y a pas d’exclamation en fin de texte (mais, cependant, et en effet, j’ai souffert d’asthme dans cette jeunesse qu’elle raconte…)
j’aime qu’il y ait tant, et que ce qui est grave soit emporté dans le. tant, j’aime que le ressassement soit rythme, j’aime les « tu vois »
merci à vous – bonne suite Brigitte
Waouh, quel texte ! Merci Piero.
content qu’il te plaise…Merci à toi Danièle