À ma place en avant-plan de la salle à manger près de la cuisine, cet observatoire au confort discutable m’interroge sur la nécessité de renouveler ces chaises ou peut-être de les doter d’un coussin plus tendre pour le bien-être de nos fessiers. D’un bref coup d’œil j’embrasse l’espace, mes yeux errent dans la salle à manger, scrutant les moindres détails. « Dear John », quel nom étrange. Je me demande pourquoi cette suissesse m’appelle « Dear ». Alors que mon nom est John KC. Est-ce une formule de politesse typique de ce pays ? Des souvenirs surgissent s’entremêlant aux impressions présentes, je me souviens il y a plusieurs années quand nous avons ouvert ce centre, les suisses furent parmi les premiers aventuriers de l’ayurvéda. Auparavant ils avaient tenté d’autres établissements comme l’hôpital de Kattakkada mais ce n’était pas l’exotisme, plutôt une véritable odyssée, lits durs, traitements spartiates, une plongée dans l’ascèse médicale et une odeur de macération d’herbes, écorces, lait de céréales, ghee et adjuvants pouvant mener jusqu’à l’écœurement, enfin le seau d’eau chaude en guise de douche, en fait, une expérience radicale avec téléviseur mural sans intérêt pour les curistes. Nous avons ici su garder la tradition des soins et un confort adapté. On s’y sent bien et finalement je réalise que dans ce lieu immuable, ce « Dear » est peut-être la seule énigme méritant d’être résolue. Est-ce une marque d’affection, une simple formalité, ces suisses me déconcertent parfois. Futile me direz-vous mais après tout, les détails de la vie quotidienne sont des repères qui nous rattachent au monde. Cette chaise en palissandre pèse bien ses huit cent cinquante kilos au mètre cube, d’ailleurs le bois de wenger ou le teck aussi. Ah voilà le chef, il vient lui-même me servir, il a épousé Anisha la gardienne du jardin, ainsi nous restons en famille, un équilibre, une harmonie cette union, une source précieuse de réconfort. Cette cuisine végétarienne est excellente quoique un peu monotone, mais plus que le contenu de l’assiette c’est surtout l’implacable dureté de l’assise qui dérange. Là-bas, ce sont bien les quatre polonais, je veux dire trois femmes et un homme attablés, une nouveauté cette année, une rafale, venue de l’Est égayer le quotidien. Bien en chair le contraste est saisissant leurs rires résonnent, une énergie que les sièges lourds et compacts ne peuvent atteindre. Je pense que je retournerai en Pologne en prospection, et en Suisse également je pourrai ainsi mieux saisir les coutumes et les subtilités de la langue sans oublier la beauté des paysages. D’ailleurs je me demande vraiment si ce n’est pas ma tenue, costume et cravate qui aurait pu déclencher ce titre de Dear John, un peu moqueur ? une tenue traditionnelle serait-elle mieux adaptée au milieu de tous ces curistes en peignoirs verts tachés par les huiles de massage. Voilà le Docteur Beiju,ce petit homme discret trouve ici sa tranquillité parmi la vingtaine de personnes qu’il côtoie 5 minutes par jour, loin des grands hôpitaux et d’un salaire bien supérieur que justifierait son niveau de formation et de compétence. Il s’installe comme à son habitude en face de moi sur cette chaise de palissandre d’un air entendu, pour lui la dureté de la chaise fait peut-être partie du traitement. Que penser de ces foutues chaises ?
Dis donc, qu’est-ce que ça se construit tout cela ! Voici une exploration du sujet de plus en plus complète, fouillée. Très chouette ce dear john. Merci, Raymonde.