Enfoncé dans le canapé, j’essaye de ne pas écouter la voix geignarde, qui ressasse en boucle depuis des années, qui se plaint, qui s’excuse, qui m’accuse. Je sais que le piège est là, tout proche, que je peux facilement tomber dedans, que je suis souvent tombé dedans mais comment faire quand on est jeune encore, qu’on ne soupçonne pas les bons sentiments et qu’on absorbe la voix de sa mère. De ma mère donc. C’est elle que j’entends ressasser. Ce sont de vieilles histoires. Dans ces moments où je ne veux plus que le silence, mon frère fictif ouvre une brèche dans le cercle clos, le cercle noir, hors du réel menaçant. Par-dessus la voix que je ne veux pas entendre, la voix geignarde, j’écoute celle de Maxime Le Forestier. Je pense au frère que je n’ai jamais eu. Je m’enfonce dans cette mollesse, dans cette ivresse de la chanson, mais par-dessus plus fort, j’entends surtout ma mère qui a peur du mauvais sort qui la guette si elle vend la maison des ancêtres. Elle parle d’un rêve, un cauchemar plutôt elle dit. Elle dit qu’on la bouscule, qu’elle est prise dans la foule, qu’on la presse brusquement, on la bouscule méchamment. Les morts vous tirent par les pieds, ils veulent que la vie soit infernale parce qu’on quitte les lieux du passé, on se débarrasse des objets et d’un seul coup même, dans un geste insensé, on serait prêt à tout vider. À faire table rase, du passé. Je pense à ce qu’on aurait fait ensemble avec ce frère de presque mon âge, on ne se serait plus quitté comme deux amis qui se ressemblent. O me signale toujours que j’idéalise cette relation, qu’il faut vraiment ne pas avoir eu de frère pour croire qu’on s’aime, qu’on se comprend et qu’un frère c’est comme un double. Mais je n’écoute pas sa voix non plus, je la chasse de mon esprit. J’invente ce frère fictif comme un refuge, comment les choses auraient-elles pu être pires ? Je ne serais pas là à croire que je suis agressé par des morts, qu’ils me violentent, qu’ils me bousculent, à boire la culpabilité. La décision de vendre la maison aurait été prise ensemble, dans quelle entente ? Je sais que cela n’aurait pas pu être pire. Je lui parle moi aussi à mon frère, je lui dis les mêmes choses, je veux qu’il sache : si tu savais ce que j’ai bu de mes chagrins en solitaire. Accuser la vie, peut-être, qui a tout donné à un seul. Un seul aussi pour subir la voix geignarde qui demande, maintenant que c’est fait, si on aurait dû vendre la maison. La preuve, les morts sont en colère. J’aurais aimé que la vie divise en deux, si elle s’était comportée mieux, les paires de gants, mais aussi, et je lui en aurais été tellement redevable, les paires de claques. Maintenant, j’ai deux enfants, deux frères, pas comme dans la chanson, dans la réalité, proches en âge et presque proches en tout. O dit que j’idéalise, qu’on ne peut attendre des frères qu’ils s’entendent sur tout, elle dit qu’il faut vraiment ne pas avoir eu de frère pour… Je sais, mais toi le frère que je n’aurai jamais, si tu savais comme tu me manques quand ici on est seul pour pleurer sur les morts et pour tenter, en grinçant un peu des dents, de veiller sur les vivants.
Attirée par le titre, j’ai été emportée par le rythme de l’écriture. Superbe texte !
touchée par le retour.
La situation est extrêmement fréquente et ce thème du frère ou de la soeur fantôme se complique avec la persistance du traumatisme maternel dans la vie du survivant ou de la survivante. Quelle que soit la « légende » ressassée et la chanson molle ou enivrante qu’elle génère, sa matérialisation dans la vente problématique d’une maison familiale est un cap qui se dépasse souvent aussi en divergences douloureuses. Ce texte témoigne de toutes les solitudes et les émotions négatives qui ne peuvent être comblées et rembarrées que par le courage de vivre avec ou sans. La maison comme métaphore d’abri ou de ruine. L’indivision sans mode d’emploi ? Il aurait été bien de mettre les paroles de la belle chanson de Maxime entre guillemets pour qu’on la distingue de vos propres phrases. Elle embarque si bien vos paroles qu’elle donne envie de chantonner. Merci !