Déjà sept heures du soir, il fait doux. Il fait encore doux je me dis. C’est bon de profiter de la douceur de l’été. Je vais rester ici, me forcer à rester assise encore un peu sur cette chaise. Et profiter de l’air chaud de cette fin d’été. L’été touche à sa fin, les vacances aussi. Ca y est je pense, c’est déjà la fin de l’été. Demain on quitte le château, on repart. Juste profiter encore un peu de cette fin de soirée, de la tranquillité du château, du domaine du château. Que ce domaine est calme, pas un bruit, pas un bruit de voiture ou d’avion, pas un cri, rien. C’est comme si nous étions loin du monde, hors du monde alors que nous sommes juste à l’orée du village. C’est agréable ce calme mais je me sens seule, c’est ça que je me dis, je me sens seule. Je me sens même horriblement seule ici. Et cette chaise, cette chaise est dure, une chaise en métal dur. Le dossier me fait mal au dos, je me dis, il me scie le dos. J’aurais aimé une chaise longue où me détendre, où me laisser aller, c’est ça que je me dis. Mais il n’y a que cette chaise de métal ici, de métal dur et inconfortable, c’est la seule chaise qui reste dans la cour du château, les autres sont plus confortables mais elles sont prises par mon mari et son ami, par les enfants qui dessinent à la table. Je pourrais me lever, je me dis, et aller faire un tour, on part demain matin et j’aimerais marcher un peu, profiter une dernière fois du verger, cueillir des coings à ramener à la maison. Je me dis que si je ramenais des coings, je pourrais faire de la confiture en rentrant. C’est bon la confiture de coing, ça me rappelle ma grand-mère, elle avait un beau verger. Mais elle est morte ma grand-mère et son verger n’existe plus. Tout ça est perdu, à jamais, tout ces gens qui sont morts, pourquoi tout le monde est-il mort dans ma famille je me dis, pourquoi je suis si seule. Oui je suis seule, je me dis, complètement seule, c’est terrible cette solitude, il n’y a plus que ma soeur, juste une soeur, une seule soeur c’est peu je me dis. Mes grands-parents sont morts, mes parents sont morts et mon frère aussi est mort. Quelle tragédie, assassiné c’est terrible, je l’aimais tellement, comme un frère jumeau. Pourquoi a-t-il fallut qu’il parte là-bas, au Congo, lui, un scientifique brillant devenir simple professeur au Congo. On lui avait proposé une place de chercheur sur un sous-marin mais non, c’est cette jeune femme, elle a insisté pour qu’ils se marient, tout de suite, puis pour qu’ils partent au Congo, elle, une simple fleuriste l’empêcher, après des études universitaires brillantes de faire une carrière de chercheur. Après je ne l’ai plus revu, plus jamais revu je me dis, sauf à l’enterrement de sa femme. D’abord sa femme est morte, emportée par la malaria et puis lui, quelques mois plus tard, assassiné. On n’a jamais su pourquoi il a été assassiné je me dis, jamais. il est mort, là-bas. Et pour les enfants c’était terrible, épouvantable. D’abord enterrer leur mère, tourner autour du cercueil, avec leur père et puis quelques mois plus tard les voir à nouveau marcher autour d’un cercueil en se tenant la main, mais seuls cette fois, c’était affreux, affreux. Et ce vide après, quel vide j’ai ressenti, quelque chose s’est brisé en moi, oui on dirait que je me suis brisée de l’intérieur. Est-ce que les autres aussi se cassent comme ça je me demande ? Je vais me lever je me dis, et aller faire un tour. Marcher un peu ça me fera du bien, ça me changera les idées, je me dis. Je vais me lever et aller faire un tour dans le verger. Mais si on passe à table, si on passe à table et qu’on ne me trouve pas. Si on ne me trouve pas, ça va les agacer, surtout mon mari, un rien l’agace, surtout venant de moi. Il a tellement changé je me dis, je me demande, comment on peut changer de la sorte. C’est cette thérapie, cette maudite thérapie de groupe qui l’a changé ainsi. Parfois il rentrait totalement démoli de ses séances, on aurait dit qu’il devenait fou. A un moment il a même songé au suicide, il parlait de se tuer, c’était terrifiant. De toute façon il ne m’aime plus. On était amoureux pourtant, il m’aimait, comment a-t-il pu arrêter de m’aimer comme ça, soudain. Moi je fais tout, tout pour lui et maintenant c’est comme si je n’étais plus rien pour lui, c’est à peine si il me regarde et toujours cette froideur, cette pointe de mépris, oui de mépris dans la voix je me dis et moi je supporte tout. Il me dit que je ne suis qu’une bourgeoise, que c’est moi qui l’ai embourgeoisé. Mais moi je suis fille de coiffeuse, c’est lui qui vient d’un milieu bourgeois pas moi je pense. Et quand il était assistant d’unif, toujours à s’acheter des costumes trois pièces, des costumes à l’anglaise, être le plus chic de tout le campus c’est ça qui l’intéressait, et cette canne avec laquelle il marchait, soi-disant il avait mal au dos, un poseur, un dandy. Qu’est-ce que je fais ici, dans ce château je me demande, assise sur cette chaise inconfortable, qu’est-ce qui me prend de passer des vacances avec lui et ses amis, avec des gens qui sont ses amis et pas les miens alors qu’il est en train de me quitter, de nous quitter, moi et les enfants. Je me sens mal ici, dans ce coin reculé, loin de tous, pourquoi faut-il que je me sente toujours si loin de tous, je n’ai personne, personne. Je n’ose même pas pleurer je me dis, de peur de déranger quelqu’un. Cette femme, la femme de son ami, je lui parle, comme à une amie mais je l’agace, je sens bien que je l’agace, est-ce que personne n’entendra ma détresse ? J’ai tout accepté, tout accepté de lui, quelle idiote j’ai été je me dis, quelle bêtasse. Ce garçon si gentil qui me faisait la cour, mais non, il a fallut que je tombe amoureuse de lui et qu’est-ce qu’il m’a donné, lui ? C’est ça que je me demande. Et me voilà seule, ici, sans amis, sans le moindre ami. Cette femme, la femme de son meilleur ami, cette femme, son premier amour, est-ce que ce n’est pas humiliant de partir en vacances avec le premier amour de son mari, l’amour déçu de son mari je me dis. Qui accepterait ça, je me demande, qui. Ici ils sont contre moi, tous les trois ils sont contre moi, mon mari, son ami, la femme de son ami, tous ils se rient de moi, tous les trois. C’est humiliant d’être ici, sur cette chaise dure et inconfortable, alors que mon mari parle tranquillement à son ami, peut-être parlent-ils d’elle, cette jeune étudiante dont mon mari est tombé amoureux. Cette jeune idiote qui envoie des lettres en inscrivant sur l’enveloppe des phrases du genre « cours vite petit facteur l’amour n’attend pas ». On ne m’épargnera donc rien je me demande, ni cette chaise dure et inconfortable, ni cette mise à l’écart, ni ces phrases idiotes que je découvre sur des lettres qu’on ne me cache même pas. On n’a donc aucun respect pour moi. C’est comme si je n’existais pas je me dis, après moi les mouches c’est comme ça qu’il est, est-ce que je suis une mouche je me demande. Oh mon Dieu que j’aimerais être ailleurs qu’ici, assise sur cette chaise dure et froide, cette chaise inconfortable. Au fond cette chaise est à l’image de ma vie, inconfortable, solitaire, triste. Est-ce que je suis encore quelqu’un je me demande, est-ce que j’existe encore. Je ne sais plus, j’avoue je ne sais plus. Je ne suis plus rien, je me sens brisée, inadéquate, honteuse, ridicule. Vivement qu’on parte d’ici. Que cette soirée finisse enfin, qu’on dorme et qu’on rentre.
brrr…