Il faut que je te parle dit Jo encore une fois en regardant Doris qui regardait Jo d’une façon inquiète. Jo était un taiseux et quand il voulait dire quelque chose à Doris il se lançait rarement dans ce genre de préambule. Elle le regarda avec plus d’attention et vit qu’il reportait son poids d’une jambe sur l’autre. Ce qui lui rappela aussitôt des souvenirs désagréables, de sales moments remontant à des périodes critiques de leur mariage. Notamment la première fois que Jo avait été pris en flagrant délit de mensonge, qu’il lui avait menti à elle Doris . Il n’habitait pas encore cette maison à l’époque, mais un bel appartement lyonnais, près de ce théâtre, comment s’appelait-il déjà… Le théâtre des Célestins. Voilà. Et Doris était bien plus à l’aise financièrement qu’aujourd’hui. Elle avait installé son cabinet de thérapeute rue de la République dans le centre ville, près du Monoprix et la patientèle grossissait de jour en jour. C’était normal, Doris jouait le jeu. Elle donnait des noms et on donnait le sien. Avec les années et surtout la fréquentation du « Groupe » sa réputation avait dépassé les limites du quartier, et sans doute aussi de la ville. L’argent rentrait, et ils le dépensaient déjà presque aussi vite qu’il rentrait. Elle se souvenait des week-end à Barcelone, à Bruxelles, à Genève et de ces restaurants rue Mercière qu’ils avaient fréquentés peut-être un peu trop assidument. La belle vie en quelque sorte. On ne se privait de rien en tous les cas. Et c’est à ce moment là que Jo avait choisi d’attraper ce qu’il avait appelé son burning-out. Un matin de novembre. Elle s’en souvenait car c’était à quelques jours de son anniversaire à elle Doris. l’anniversaire de ses 60 ans, elle s’en souvenait car Jo l’avait oublié. Jo était resté coincé au lit. Il ne s’était pas levé comme tous les autres jours pour se rendre à son travail. Puis, à un moment il s’est levé et il s’est pointé à la cuisine exactement comme elle le voyait en ce moment devant elle. Il essayait de lui dire quelque chose il avait commencé de la même façon – Doris il faut que je te parle- mais la suite restait bloquée quelque part entre sa gorge et ses dents. Puis, il s’était effondré en sanglot comme un petit enfant -Je ne peux plus y aller, je ne peux plus y aller – Il avait dit ça avec cette horrible voix geignarde en s’effondrant sur la chaise de la cuisine et elle avait éprouvé quelque chose de bizarre. On peut dire sans doute à mi-chemin entre de la compassion et le mépris. Jo l’intello, Jo le fier, Jo qui paraissait toujours si fort, si sur de lui. Tellement que parfois il en était comme… écrasant. Elle avait serré les dents. Tant pis pour l’anniversaire oublié. Comment Jo pouvait-il se laisser aller ainsi tout à coup devant elle. Doris avait senti le sol tanguer, se dérober sous ses pieds. Aussi elle avait tiré une chaise pour s’asseoir à son tour dans la cuisine ce jour là. Ce ne fut que quelques semaines plus tard qu’elle découvrit le pot aux roses, que Jo avait donné sa démission depuis un bail; qu’il passait le plus clair de ses journées à errer le long de la Saône. Qu’allait-il donc encore inventer pour qu’il lui dise qu’il fallait qu’il lui parle, une nouvelle lubie, un nouveau mensonge ? Elle le regarda en essayant de ne pas trop montrer les relents de colère et de mépris qui s’étaient accumulés au cours des nombreuses fois qu’elle avait dû écouter Jo lui « parler ». Elle s’attendait bien sur au pire désormais. Avait-t’il fait un nouvel emprunt dans son dos et il n’arrivait plus à payer les traites du crédit ? S’était il brouillé avec quelqu’un à nouveau- une fois de plus- Elle se souvenait de ses emportements intempestifs qui l’avait éloigné elle, Doris, de leurs nombreux amis d’autrefois. Mais c’était plus fort que lui. Jo, elle lui disait, il vaut mieux que tu n’abordes pas les sujets politiques, elle lui disait presque systématiquement désormais. Jo tu ne parles pas de politique avec les amis s’il te plait. Mais, c’était toujours plus fort que lui. Ainsi au moment où tout le monde prenait parti pour l’Ukraine, dernièrement, Jo avait jugé bon de prendre le parti contraire. De considérer que tout n’était que mascarade et propagande fomentées par de méchants capitalistes tout aussi mafieux que les prétendus mafieux russes. Et d’y aller et d’en remettre plusieurs couches sur l’endoctrinement des médias, la pensée unique, et les méchants américains œuvrant en douce pour couler la Russie . Sans oublier le laïus sur le petit confort bourgeois associé à cette pensée unique. Doris avait vu le visage de ses amis se transformer- ils en avaient grimacé de fureur de ce que leur sortait Jo. La dernière fois qu’il s’était lancé de bon cœur dans ce genre de diatribe oui vraiment , quelle honte elle en avait eu. Doris, en y repensant éprouva à nouveau le même malaise, la même honte. Elle frissonnait. Cela s’était presque terminé en pugilat. Au bout du compte ils n’avaient plus revus les S. pendant des mois. Et quand J. S avait voulu s’excuser, essayer de renouer, Jo avait simplement dit : je ne retourne pas chez des cons pareils mais je ne t’empêche absolument pas d’y aller Doris, si ça te chante. Puis J. S avait semble t’il, sorti l’arme ultime, il avait commandé une toile à Jo. Tu sais ce tableau avec du jaune de Naples que j’aimais bien et que tu as vendu depuis… disait-il dans le message que Jo lui avait montré outré. Un mois s’écoula et quand elle avait demandé à Jo où il en était du tableau, Jo avait seulement changé de conversation comme il le faisait toujours quand il s’agissait de parler de choses sérieuses, ou d’argent, ou simplement des sujets qu’il n’avait aucune espèce d’envie d’aborder. Tu m’écoutes Doris, dit Jo, il faut que je te parle. Et il avait cette voix de petit garçon pris en faute, mon Dieu , qu’allait-il encore pouvoir lui sortir… elle s’apprêtait à se lever de façon à être bien campée sur ses deux jambes pour lui balancer ses quatre vérités encore une fois en cas de manquement. Que ce n’était pas le moment de faire des conneries vu qu’ils étaient dans une situation financière si problématique. Qu’elle ne supporterait plus le moindre écart de Jo dans ce domaine. Peut-être meme dans n’importe quel domaine. — J’ai trouvé une mallette pleine d’argent dit Jo. — Une mallette ? elle est où cette mallette demande Doris tout étonnée. — Sous le siège conducteur de la Dacia, ça fait deux semaines qu’elle y est, je voulais t’en parler mais je n’ai pas su trouver le bon moment. — Et pourquoi que tu ne m’en a pas parlé Jo demande Doris à la fois stupéfaite et vexée. — J’hésitais. Je ne sais pas si je vais utiliser cet argent dit Jo , je me tâte. Et puis il appartient forcément à quelqu’un, imagine que ce quelqu’un nous retrouve… qu’il me demande de le lui rendre … — Jo, raconte moi dans le détail, sans rien oublier et surtout sans me mentir dit Doris. Et du coup elle se rassoit en attendant la suite. Mais la suite ne vient pas. Jo a déjà tourné les talons. Elle reste un instant à contempler ses pots de fleurs à se demander si trouver une mallette pleine d’argent est une bonne ou une mauvaise chose dans les circonstances actuelles. Et son esprit se met à dériver vers des images de plage de sable fin, de mer turquoise et de cocotiers. Puis une feuille du grand ampélopsis du mur Est, survivant de la canicule, se décroche virevolte dans l’air chaud et vient atterrir dans l’ombre du parasol et elle y voit elle Doris comme un mauvais présage. Elle se relève et elle crie – Jo ! en pénétrant à son tour dans la grande maison.
Illustration: peinture Amy Sillman.
Je vous remercie pour votre texte et une fois de plus je découvre votre écriture et j’en suis profondément touchée. Vous m’avez parfaitement fait ressentir de ce que Doris ressent et je n’ai qu’une envie maintenant, c’est de connaître la suite de cette histoire. Merci et bonne journée.
Merci Clarence !