Julie entre dans l’épicerie-bistrot du village. Elle dit bonjour à la cantonade. Elle ne connaît pratiquement personne dans cet établissement mais tous la connaissent. Il y a bien André Barrière accoudé au comptoir. Elle entend le nom de Sarkozy, moderniser la France, payer moins d’impôts, services publics. Des bribes de mots qui font surface alors qu’elle vient acheter du beurre et du sel. Elle s’attarde un peu le long des étals pour entendre la rumeur qui remonte du bistrot. La France de 2008 ne lui correspond pas. La France d’André Barrière n’a rien à voir avec sa réalité. Elle vit avec son époque mais pas comme tout le monde. Il y a bien ces leçons de choses qui la plongent dans la France des années 60. Qu’est-ce qui ferait qu’elle soit bien avec son époque ? André Barrière l’apostrophe et lui demande comment s’est passée sa rentrée ? Comment vont vos phasmes ? La rumeur de sa classe avait franchi les portes de la mairie, et a priori celles du bistrot où elle ne connaît personne. Julie se dit qu’elle n’a rien à dire à ces gens-là, ces gens qu’elle ne connaît pas mais qui la connaissent quand même. Ils lui disent bonjour, elle répond poliment mais est incapable de mettre un nom sur aucun des visages. Elle connaît le patron. Il s’appelle Dominique et travaille de 6 heures du matin à 20 heures le soir. Coupure entre 14 heures et 16h30. Et il travaille comme cela six jours sur sept. Moderniser la France, payer moins d’impôts, Sarkozy, menteur, Carla Bruni, services publics, yachts, travail, emploi, fainéants, bleu, blanc, rouge, mairie, TF1, Jean-Pierre Pernault : des bribes de mots qui remontent du comptoir. Julie est étonnée de ne pas entendre : étrangers, émigrés, profiteurs, cas sociaux, mais elle soupçonne que c’est parce qu’elle est là. Elle, elle ne mange pas de ce pain-là. On la connaît bien dans le village même si elle ne connaît pas tout le monde. Délocalisations, usines, travail, emploi, chômage : des mots qui affleurent le comptoir. Des mots qui ne sont pas dans la réalité de Julie mais qui sont dans la réalité des parents de ses élèves. Une usine est en train de fermer à Aurelcastel pour être délocalisée en Tchécoslovaquie. Cent ans de téléphonie qui partent ailleurs. Des villageois qui partent ailleurs, des habitants délocalisés dans d’autres régions, à la recherche d’un emploi qui viendra, ou pas. Des bribes de phrases, des mots qui affleurent le comptoir. Julie s’attarde un peu, farfouillant dans les maigres rayons de la petite épicerie-bistrot de Saint-Marcou. Petite épicerie qui fait dépannage et qui rend service aux personnes âgées du village. Services publics, la Poste, mairie, photocopie, internet, téléphone. Des mots qui résonnent dans l’épicerie-bistrot. Toute la vie du village est passée en revue. Il y a de l’emploi dans le village avec le call center. Barbecue, foot, piscine, hypermarché, Euromillions. Tout le monde rêve de gagner à l’Euromillions dans le bistrot qui fait aussi Française des jeux. Et ça gratte au comptoir. Des clients grattent frénétiquement des tickets tout en sirotant un café ou un ballon de blanc. Dominique a 60 ans. Il compte prendre sa retraite à 62. Il travaille à sa succession. Pourra-t-il revendre son fonds dans sa configuration, entre bistrot, épicerie et dépôt de pain ? Il pourra donner une réponse en 2010. A moins qu’il ne fasse du rab. L’animation du bistrot risque de lui manquer malgré son mal de dos chronique. Cela, Julie le sait bien puisqu’elle connaît Dominique pour échanger le bout de gras avec lui à la fermeture de son épicerie-bistrot. C’est toute la vie d’un village ? Des bribes de vie, des bribes de mots et des fragments éparpillés que l’on rassemble un peu comme on peut pour se faire une idée de ce qu’est ce village, coincé entre un call center et une grande haie, une ligne TGV qui passe mais qui ne s’arrête pas et une ligne de bus qui s’arrête une fois par jour