#été2023 #11bis | Territoires de lecture

Sur d’autres territoires de lecture

  • Quand tu sors de chez ME, tu prends à gauche, tu remontes toute la rue jusqu’au grand cours, jusqu’au bâtiment de verre de l’école de la magistrature, avec la petite boulangerie qui fait le coin, et là c’est facile, à gauche tout droit, tu descends tout le cours, tu traverses l’autre avec les rails du tram, et tu continues, t’auras le musée des Beaux-arts et son jardin à droite, tu continues jusqu’au pub, le Connemara, la galerie des Beaux-arts en face, et là tu remontes vers Gambetta, ça prend un peu à droite, et c’est juste de l’autre côté de la place, tu traverses le parc et c’est là, au bout des belles marquises en verre et fer forgé du vieil hôtel qui fait l’angle, dessous, tu verras, c’est pas très grand, quand tu entres c’est une petite entrée où la caisse se trouve juste à gauche, c’est les gros livres anciens en cuir, et les romans, grands formats d’un côté, les poches de l’autre, juste à droite une salle dérobée toute en longueur, c’est les sciences humaines, les livres pratiques, les livres d’art et de poésie, mais toi ce sera juste en face, la pièce coupée en deux étages, le petit escalier c’est la littérature jeunesse, les bédés, les livres pour les petits, avec cette belle collection de livres tout en long pour de petites histoires en dessins et pas un mot, mais toi c’est dessous, et attention à la poutre, avec l’anticipation et les romans noirs, ils sont là tout au fond les Que-sais-je ? va savoir pourquoi.
  • À la BM, quand les nuits tombent vite les mauvais soirs d’hiver, que les salles se vident, le jeu des petites lampes sur les tables qui s’allument, s’éteignent, il y en a encore un ou deux isolés dans un coin, les banquettes vides, et l’espace de travail principal illuminé qui se réfléchit dans les parois vitrées, et c’est comme si on lisait et prenait encore des notes dehors, en mordant sur le noir, la pluie, le vent.
  • En Lettres, chaque année, on recevait un petit livret, format livre de poche, des programmes d’étude. DEUG, licence, Maîtrise, DEA et DESS, programmes communs, options obligatoires, un thème général pour un groupement d’œuvres, des listes de titres, d’auteurs, d’époques, de territoires parfois. La lecture commençait aussi par là. Une façon de lire son désir de lire. Une façon de l’ouvrir à l’écriture au moment de choisir les options, les sujets spécifiques, des grands classiques pour un thème mystérieux. Usage(s) de la fiction, Génétique des textes, Le Livre ou l’impossible totalité, Mallarmé en tête. Et tant pis si ça débordait, si le choix se portait aussi sur les années à venir, sur tels auteurs mineurs et tels livres inconnus d’un programme voué à disparaître, qu’on ne suivrait jamais, mais, en même temps, déjà là, déterminé à renaître dans l’instant de sa découverte, dans la zone des possibles où les mots, les listes confondues, se croisent et tissent la trame imaginaire d’un ouvrage inconnu et sans auteur. Et d’une année sur l’autre, les propositions de lecture changeaient en partie, les livrets s’accumulaient, prenaient aussi place dans la bibliothèque, d’une couleur à l’autre. En bleu, en vert, en jaune, en rose, sur un mode feutré, et peut-on alors croire que le désir ouvert modifiait à mesure le motif de ses idées, adaptait le contraste de leurs gestes, tournant la page de ce qui reste à écrire ?
  • Dans les grandes BU de Sciences et de Lettres, et un peu partout ailleurs, il y avait toujours de quoi lire dans les toilettes. Souvent le même grand classique, fait de signes illisibles, de symboles affrontés, de mots doux et d’autres noms d’oiseaux, rayés, gravés, troués, de vraies citations aussi, des faussées, des questions, des réponses même si « à côté », des tags à gros feutres, des graphes au pochoir, des affiches collées, des annonces de fête, de manif, parfois des petites languettes de papier pour un numéro d’appel inconnu puisque tout est déchiré, et toujours une toile d’araignée flottante derrière un radiateur, un tuyau, au plafond.
  • Il y avait une autre bouquinerie du côté de la cathédrale, derrière. La Nuit des Rois. Une sorte de large couloir coupé en deux. C’est à peine si le type rauque levait les yeux de son livre pour te dire bonjour. Au fond, dans la pièce capitonnée de livres en vrac parfois, une porte, un bac avec de grands volumes, dont les planches de l’Encyclopédie, et le néon qui grésille. C’est là, quelque part, que j’ai trouvé La Question et quand j’ai tendu le livre le type dit quelque chose comme Tiens ! t’es encore là… ? sans lever les yeux, sans s’adresser à moi en fait, mais plutôt au livre et impossible de ne pas y repenser en ouvrant le livre.
  • Il se rappelait que dans les paquets que Lulu lui envoyait quand il était petit, les lettres contenaient un petit bonhomme ou une petite bête en coquillages.
  • Franchement, s’installer à la bibliothèque des Arts au dernier étage du dernier bâtiment de l’université, ça valait autant que de se caler contre un chêne dans le parc quand il faisait beau, pour lire en relevant la tête dès qu’on passait, comme dans un désir de silhouettes, de profils, de visages, pourquoi pas un regard dans le prolongement de la page. Sauf que là-bas, à l’autre bout du campus, là-haut, c’était dans les livres d’art, dans d’autres œuvres en images, photos, tableaux, dessins, entre autres présences à la table et quelques yeux de passage.
  • Il y a ces livres qu’il semblait connaître sur le bout des doigts sans jamais les avoir ouverts, à force d’en entendre parler, en cours, en TD, dans les colloques internationaux et journées d’étude, dans des essais critiques ou des romans autotéliques, un atelier d’écriture aussi (c’était en Sciences), passages et notes à l’appui dans le plus grand désordre. Mais de quels livres il s’agissait ? La Recherche par exemple, raccourci qu’il entendait et lisait régulièrement, si, sans jamais ouvrir l’inénarrable original mais avec tous ces mots et toutes ces phrases venues d’ailleurs, si par des techniques d’association d’idées, de suppression aussi, de griffonnage et de biffures, de découpe, de collage, de dessins aussi tiens, comme ces signes et ces traces vides qu’on trouvait dans ses blocs les jours d’exposés en série, s’il avait pu en reconstituer le texte, avec un semblant d’imagination et un soupçon de culot, quelle étrange petite revue en serait ressortie ? Quel bizarre feuilleton illustré ? Et c’est ça qu’il lisait ?
  • Dans la petite bibliothèque des langues étrangères, les rayonnages montés sur des chariots mobiles s’ouvraient et se fermaient à l’aide d’un volant.
  • Non, La nuit des Rois c’était ailleurs. Dans une autre rue, courbe. Pavée peut-être. Une échoppe réaménagée. Une petite pièce au plafond très haut, des livres qu’on va chercher à l’aide d’une échelle. Un étage insoupçonné, plafond bas, derrière une paroi de verre. Et un jardin d’hiver clair et végétal, des fauteuils et une table pour s’installer et feuilleter une revue ou un livre rangé dans les cases à plat. Il y a aussi de nombreux objets anciens en vitrine, des sculptures, des figurines, disposées ici et là sur un meuble mouluré, stylisé, dont on cherche la fonction réelle, plein de petits personnages maisons en bois, en feutre, en carton ou papier, en couleur, comme ces petits animaux faits avec de vieux livres ouverts, chaque page pliée une à une.
  • Des années à lire du Barthes, à parcourir cette œuvre, ces textes autocritiques, avec nombre de livres et d’articles critiques des autres sur cet « auto », lui à la recherche de l’intime au fond de l’écriture, non-genre de surface entre les lignes que les cuistres appellent extime. Ça lui a retourné la tête tout ça. Et il se demande parfois si le rapport ne s’est pas inversé, si au final Barthes ne l’a pas emporté en trouvant avant lui, sur lui-même, en avant-goût de la mort d’un lecteur ? ce qu’il cherchait en vérité : « un ça balourd, fibreux, pelucheux, effiloché, la houppelande d’un clown. »

A propos de Will

Formateur dans une structure associative (en matière de savoirs de base), amateur de bien des choses en vrac (trop, comme tous les grands rêveurs), écrivailleur à mes heures perdues (la plupart dans le labyrinthe Tiers Livre), twitteur du dimanche sur un compte Facebook en berne (Will Book ne respecte pas toujours « les Standards de la communauté »), blogueur éphémère sur un site fantôme (willweb.unblog.fr, comme pas fait exprès).

3 commentaires à propos de “#été2023 #11bis | Territoires de lecture”

  1. Rétroliens : #été2023 #lire&dire | L’été à la marge 12 – le Tiers Livre | écrire, publier, explorer

  2. Cette promenade à travers les lieux des lectures inépuisables – les bibliothèques, les parcs, les librairies à l’arrière des cathédrales – ouvre des livres et des livres et des heures dans mon esprit. Merci.