Il y a une chanson qui fait
nos voitures dorment en bas comme des bébés*
Les garages étaient au rez-de-chaussée (nous n’en disposions que d’un seul), ainsi que la cave
on en dirait autant des livres sur les planches mises en place
les canons de Navarone
le pont de la rivière Kwaï
HM Ship Ulysse
La guerre La mère La terre
mais pas La Peau
la vie des douze Césars
La vie des abeilles
Le Pléiade La terre
des livres de ce temps-là restent les deux tomes de l’Histoire du cinéma (Bardèche Brasillach mais pas Sadoul) (pas rancunier – peut-être une recommandation de la psychologue du bas de la rue Albéric fréquentée par l’aînée à qui l’orthographe était (mais pas à jamais) énigme insolvable – il est vrai qu’elle était action française (la psychologue, pas l’orthographe) (encore que) – sans la moindre majuscule, non)
il y eut les quatre ou cinq premières années où il fut sous les ordres d’un caractériel qui venait d’Australie pour mettre en place le « management » du nouveau site (ça ne se disait pas : on disait parlait invoquait la direction (les cadres, les cadres supérieurs qui n’étaient pas encore cad’sup) – on ne parlait pas de « site » non plus mais d’usine, ça suffisait comme ça) puis le type s’en alla diriger manager ourdir sévir commettre ailleurs – probablement avec ces mêmes principes qu’on croise toujours qui sont à la base de la domination qu’exercent les petits (ou les grands) puissants (souvent des hommes évidemment, mais ces travers déplorables commencent à se partager ce qui n’est pas une bonne nouvelle) afin de contraindre leurs semblables à supporter et agir plus que dans la subordination à laquelle leur contrat les oblige à se tenir. (l’ordurier contemporain intitule ce type de conduite proactive) (mais non, rien n’a changé, sinon juste les mots). Dans cette (immonde) façon de concevoir le travail, qui est déjà, mais pour tous (et bientôt toutes), une torture avant d’être un sacrement et une dignité, ceux que notre contemporain affuble, avec sa technicité de pacotille et sa psychologie d’épicier, d’un « pervers narcissique », ceux-là ont toutes les chances et tous les alibis pour se développer et croître : il en était ainsi de ce Burg quelque chose – du moins était-ce ce qu’en percevaient les enfants (les enfants, ses enfants à lui et à elle, ces deux filles et ces deux garçons qui le voyaient rentrer déjeuner avec une espèce de regard et de posture lasse) – après tout ce sale type, ce supérieur, ce patron, ce Burg quelque chose, après tout peut-être n’était-il que tout bonnement alcoolique (il l’était certes aussi) – il s’en alla (en Autriche ou à Singapour), il se peut que le suivant qui prît le poste se soit montré plus malhabile ou simplement plus humain : en tout cas, il devint son bras droit (celui-là venait du siège, Akron je crois bien) et quand il s’en alla, c’est lui qu’on nomma au poste – deux ou trois ans avant les événements – à ce moment-là, vers soixante-cinq ou six (plutôt six) (ces événements-là, oui) l’aîné de ses fils atteignait les seize ans réglementaires, désirait et prenait un emploi de bureau en juillet et (c’était aussi simple que ça) il l’y aida (il fit de même trois ans plus tard pour le cadet, et ce ne fut pas plus compliqué) – peut-être l’aîné avait-il avant ce poste de gratte-papier fait quelques heures de surveillance ou d’autres de soutien scolaire dans une école – en tout cas, il avait à présent sa chambre et y construisit avec ce qu’il avait gagné une bibliothèque qui montait jusqu’au plafond (une quinzaine de planches de contreplaqué, quelques tasseaux fichés aux murs à l’aide de vis et de chevilles) : on y a posé les livres, des poches principalement, les siens comme ceux de son père et de la maison – je n’ai pas le sentiment que l’accès en était plus difficile, ça avait lieu simplement : la rencontre avec des Pearl Buck (qui évoquaient Buck Danny et Pearl Harbour) ces Pêcheurs d’Islande ou autres – nombreux de guerre, Les Canons de Navarone ou Pont de la rivière Kwaï – on posa les Spirou les Zembla, les X13, en tas plutôt en bas, les filles n’y mirent pas les Aggie et autres Lilli – le petit lisait tout, ici ou là mais pas les livres – ils lui vinrent pus tard – quant à elle, elle ne voulait pas lire, ce n’était certainement pas un passe-temps, ni une occupation ni un manque, elle avait aidé à l’édification de la bibliothèque, passé les planches au brou de noix, aidé à la mise en place des différentes éditions, lui disait qu’il valait mieux qu’il ne dispose de pas de trop d’argent liquide car il jetterait tout en achats de livres – il n’y avait pas de cartes de paiement – il n’y avait pas de ce qui se nomme improprement « distributeur de billets » de banque (une banque ne « distribue » ni encore moins ne donne rien) – des chèques, oui, et parfois au porteur – de l’argent liquide pour la paye des prolos, tous les samedis ou un sur deux, vers dix heures trente – il y avait une librairie en face de l’école, une annexe de celle du centre-ville – là, on vendait des livres scolaires, mais à peine quelques livres de poche – et puis il devint directeur, prit la place du Burg quelque chose, bien longtemps après on en parlait encore et c’est peut-être le plus blessant, le fait de s’en souvenir, de se souvenir de cette façon de faire, de dominer et de faire peser de tout son poids la domination qu’on exerce parce qu’on nous l’a confiée (il a bien fallu qu’il soit adoubé à cette place, ce Burg de malheur) et qu’il en ait fait un usage indigne, car le travail est, d’abord et avant tout, censé nous l’apporter, cette dignité. Lui avait appris à parler américain avec méthode**, il avait toujours porté des costumes et peut-être alors ne les achetèrent-ils, elle et lui, plus en soldes, chez ce tailleur de Sèvres-Babylone (ça n’existe plus), ils avaient changé de voiture, le break avait été percutée et pliée lors du refus de priorité d’une deux-chevaux conduite par une des amies des filles du médecin qui vivait au coin, c’était elle qui conduisait, elle fut légèrement blessée au front, le cadet à l’avant (il n’y avait pas de ceintures, non) s’en tira avec quelques ecchymoses, ils achetèrent un modèle bleu clair, fiat ou un autre de la même teinte – ce n’est pas qu’on ait jamais manqué de quoi que ce soit (ou alors, si, mais certainement pas d’amour ni de considération : il y avait (il y a toujours) quelque chose de suprême dans le fait de voir vivre et rire des enfants) mais la vie (nous, ou me) sembla, par quelque espèce de magie, plus simple (je me trompais un peu). Des livres, non, pour elle, non, des vêtements et des chansons peut-être plus, mais des livres non
*: « Débranche » France Gall
**: assimil
« diriger manager ourdir sévir commettre » si bien dit cette horreur
oui ne pas dpenser trop d’argent pour les livres on l’a entendu… mais
cete petite note » il y avait (il y a toujours) quelque chose de suprême dans le fait de voir vivre et rire des enfants) mais la vie (nous, ou me) sembla, par quelque espèce de magie, plus simple » et tant pis si ce n’était pas tout à fait vrai