Éric, à terre, aurait dit chauffeur. En mer, il est marin, marin-chauffeur, chauffeur de bateau, c’est comme ça qu’il aime se voir, en conducteur, en chauffeur, en pilote on pourrait dire, mais en mer, le pilotage a un sens bien précis qui ne collerait pas pour lui, enfin pas toujours. Parfois il pilote vraiment, au sens marin, il se faufile entre les cailloux, va chercher les courants et les contrecourants, passe d’un alignement à un autre, ficelle entre les dents et carte bien calée devant lui, cahier et petites notes juste à portée de main quand il emmène les gens des oiseaux sur les îles aux oiseaux. D’autres fois, il conduit les touristes sur les sites à touristes. Là il reste loin des cailloux, des remous, des zones troubles et sa fierté à lui c’est de prendre les vagues tout en délicatesse pour que jamais personne n’ait envie de vomir. Dans tous ces moments-là, il barre avec son corps. Ses fesses quand il est assis, ses pieds quand il est debout, qui envoient toutes les infos directement aux doigts, au coude et à l’épaule du bras qui tient la barre. Informations retour, tout se passe sans la tête. Dans tous ces moments-là, il a la tête libre, il pense à ses lectures. Il pense à ses lectures aussi les jours d’attente quand revenir au port lui fait perdre trop de temps et qu’il attend sur place ses passagers du jour. Souvent il attend, il les attend, il attend la marée, il attend l’accalmie. Il attend souvent, et souvent, il attend longtemps. Alors il lit. Il lit des histoires de mer, de bateaux, des histoires de marin, pour rester dans le bain. Bibliothèque, vide-greniers, puces, prêts, échanges voire achats ou numérique sur son téléphone, il n’est pas regardant sur le support. Quand il vivait avec Manuela, qui venait de Cuba, Eric a beaucoup lu de livres de piraterie, les classiques, l’île au trésor, et puis il a fouillé, il a tiré sur le fil, pour se faire une pelote de pirates, de corsaires, de flibustiers, de gentilhommes de fortune. La société pirate lui donnait envie de lire plus loin, la société en entier, son mariage pour tous, sa sécurité sociale, sa démocratie. Sa cuisine même, il buvait du chocolat comme dans ce temps-là, avec du poivre, un œuf, des épices et surtout pas de lait, sacrilège ! Mais avec une pointe de rhum, Manuela oblige. Puis Manuela est partie, trouvant que la Bretagne nord en hiver, même pour les beaux yeux de son marin, c’était vraiment intenable, froid, gris, presque pas de lumière, du gris, des couleurs froides, des humains froids, le mal de la chaleur comme on a le mal du pays. Alors Éric a délaissé Borgnefesse, Michel Le Bris, Defoe, le père Labat et les frères de la côte pour revenir aux classiques, le Victor Hugo des travailleurs de la mer, pêcheurs d’Islande et bien d’autres, avant de remonter vers le nord en rejet des Antilles, des chaleurs des tropiques. Il a atteint l’Écosse, par le Stevenson des phares construits par sa famille tout autour du pays. Un peu plus tard, il emmena John dans les îles à oiseaux, un boat trip, une chouette balade. De cette balade, tous les deux en parlaient des heures le regard toujours loin. Farne Island, la côte est, Bass Rock, pour son si cher fou de bassan. Et en Écosse, Éric fit la connaissance de Sigurveig, venue d’Islande. Elle aussi un peu à cause des oiseaux et aussi beaucoup pour voir du pays, pour voir autre chose que son île dont elle était évidemment convaincue de la beauté inégalable, mais elle voulait quand même voir autre chose. Alors Éric plongea dans les sagas, les racontars arctiques et autres polars où le froid et la glace sont des personnages clé. Récits d’explorateurs, son bien aimé Jorn Riel et puis les Millenium pour voir la Suède, ou Auður Ava Ólafsdóttir quand il était d’humeur un peu plus romantique. Souvent tu discutais de livres avec Éric pendant qu’il vous emmenait sur Rouzic ou ailleurs. En plus ton dernier boulot de pigiste pour le journal local te donnait auprès d’eux le statut de quelqu’un qui serait proche des mots, une familière des livres. À bord, Éric avait toujours un petit sac étanche contenant de quoi lire, accroché quelque part ou calé au-dessus des bouquins officiels, l’annuaire des marées, les cartes de courants, le livre des feux et les instructions nautiques. Et puis, discuter avec lui, ça t’obligeait à regarder ailleurs, à ne pas croiser le regard de John, parce que tu savais bien que croiser son regard dans l’espace rétréci et si clos du bateau, amarrer tes yeux aux siens, les autres auraient tout de suite su tout ce qui vous liait au-delà des oiseaux. Alors tu évitais, au moins le plus possible